Naguib Mahfouz est votre prochain rendez-vous dans le cadre de «La bibliothèque de La Presse». Le voleur et les chiens est un régal à découvrir mais aussi le troisième titre pour enrichir votre collection. La Presse vous donne un avant-goût en publiant ces extraits sélectionnés par nos journalistes. De bonnes feuilles pour une bonne lecture.
Où est le journaliste ?
«Il finit par trouver la rubrique de Raouf Elouane. Encore à quelques pas de la maison du cheikh Ali Guénidi où il a passé la nuit, il est déjà plongé fébrilement dans la lecture de l’article. Mais à quelle source Raouf Elouane puise-t-il son inspiration ? Réflexions sur la mode féminine, sur la technologie des haut-parleurs, réponse à une épouse délaissée ! Des idées certes à la mode, mais où est Raouf Elouane dans tout cela ? Où sont la Maison des étudiants et les aventures du bon vieux temps ? Où est l’éblouissante fougue incarnée par cet étudiant provincial dont les vêtements élimés abritaient un cœur immense ? Et où est la plume pleine d’intransigeance et de brio ? Le monde serait-il devenu fou ? Qu’est-ce qui se cache derrière ces mystères ? (…)
Je serais heureux de travailler comme journaliste dans ton journal. Je suis un homme cultivé, un de tes anciens disciples, j’ai lu des montagnes de livres que tu m’avais recommandés et tu m’as toujours répété que j’étais intelligent. La lumière joue sur les épais cheveux noirs de Raouf qui secoue la tête d’un air agacé avant de dire :
– Nous n’avons pas le temps de plaisanter, tu n’as jamais manié la plume. Tu viens à peine de sortir de prison et tu ne fais déjà que me faire perdre mon temps.
Saïd s’insurge :
– En somme, il ne me reste plus qu’à trouver n’importe quel sale boulot ?
– Aucun boulot n’est sale, du moment qu’il est honnête.
Après le désespoir, c’est maintenant l’amertume qui l’envahit, alors plus rien ne compte.
L’amour de Nabawiyya
Voilà la vérité toute nue. Raouf Elouane n’est plus qu’un cadavre putride, pas même recouvert de poussière. Quant à l’autre Raouf, il appartient déjà à un passé révolu comme sont révolus l’amour de Nabawiyya et la loyauté d’Aliche. Ne sois pas abusé par les apparences ; les propos avenants ne sont qu’hypocrisie ; tu as cru voir un sourire où il n’y avait qu’un rictus et de la générosité où il n’y avait que mouvement incontrôlé de la main. N’eût été la courtoisie, il ne t’aurait même pas laissé franchir le seuil de sa porte. Ainsi tu rebrousses chemin après m’avoir créé de toutes pièces, tu modifies aussi simplement que cela tes idées après que je les ai embrassées, et moi je me retrouve perdu, déraciné, futile, désespéré. Ah ! sournoise trahison qui, même ensevelie sous la colline du Muqattam, continuerait à me poursuivre de son spectre ! T’avoues-tu à toi-même ta traîtrise ne serait-ce qu’en secret, ou te leurres-tu comme tu as leurré les autres ? Ta conscience ne se réveille-t-elle pas fût-ce dans l’obscurité ? Je voudrais investir ton âme comme j’ai déjà investi ta demeure qui foisonne d’objets d’art et de miroirs, mais je n’y trouverais rien que la traîtrise.