Dans une série d’articles consacrés aux régions, il est question d’identifier les problèmes spécifiques à chaque territoire, en mettant en évidence les principaux indicateurs, les ressources naturelles et humaines, les activités économiques qui devront être développées à l’échelle locale et régionale, et bien évidemment les attentes des habitants. Notre premier article se penche sur les régions du Sud de la Tunisie qui, en dépit de leurs richesses naturelles, ont hérité d’un modèle de développement caduc. La création de l’Office de développement du Sud et du Sahara (Odss) à Tozeur, en avril dernier, a tendance à raviver les espoirs et à confirmer une nouvelle approche de développement, favorisant la décentralisation et le développement local en mobilisant les acteurs locaux. Objectif ultime: développer des richesses naturelles et des potentiels longtemps mal exploités, pour que demain soit meilleur pour tous.
En dépit des efforts de décentralisation déployés face aux grandes disparités économiques géographiques, qui ont contribué, malgré tout, au recul de la pauvreté durant ces deux décennies, la croissance économique a été faible et les écarts de résultats économiques entre les régions sont considérables. «Une forte concentration de l’activité économique et des emplois dans les grandes villes côtières et un manque d’opportunités dans les régions reculées ont accentué les disparités régionales», relève dans un rapport l’Organisation de coopération et de développement économique (Ocde). Depuis l’indépendance, et en raison d’une centralisation accentuée du pouvoir, les stratégies et plans économiques n’ont jamais été en mesure de freiner l’écart de développement entre le Nord et le Sud, les régions côtières et celles de l’intérieur.
La décentralisation annoncée en fanfare par la Troïka après 2011, et quoique mentionnée dans la Constitution de 2014 dans l’article 14 qui dispose que l’Etat s’engage à renforcer la décentralisation et à la mettre en œuvre sur l’ensemble du territoire national, n’a pas été suivie de mesures concrètes. Pire, la marginalisation et le déséquilibre régional se sont accentués. Il fallait donc franchir le Rubicon et rompre avec un système de découpage territorial qui a montré ses limites. En septembre 2023, le Président de la République, Kaïs Saïed, signe un décret présidentiel portant sur la répartition du pays en 5 districts. Ce nouveau découpage vise la réduction des déséquilibres entre le littoral et l’intérieur du pays et un partage équilibré des richesses naturelles entre les régions du même district.
Création de l’Office de développement du Sud et du Sahara à Tozeur
Il est bien utile de rappeler qu’un nouveau décret relatif à la création de l’Office de développement du Sud et du Sahara (Odss) et les termes de son organisation administrative et financière ainsi que les modalités de son fonctionnement ont été publiés au Jort du 5 avril 2024. Il s’agit d’un établissement public à caractère non administratif doté de la personnalité morale et de l’autonomie administrative et financière et considéré comme entreprise publique. L’Office en question est régi par la législation commerciale à moins qu’elle ne soit contraire à la législation relative aux participations, entreprises et établissements publics. Il est soumis à la tutelle du ministère chargé de l’économie et de la planification. Son siège est à Tozeur.
Il a pour mission de réaliser des projets de développement et de mise en valeur de certaines zones du sud tunisien, notamment les zones désertiques relevant des quatrième (Tozeur, Sidi Bouzid, Sfax et Gafsa) et cinquième districts (Tataouine, Gabès, Médenine et Kébili.), en collaboration avec les collectivités publiques, les services extérieurs des ministères concernés et les entreprises et établissements publics intéressés.
L’Office est chargé en général de la réalisation de toute mission qui lui est confiée par l’Etat dans le cadre de ses attributions. Les projets de développement et de mise en valeur comprennent notamment la promotion des oasis, des cultures biologiques et la valorisation du couvert végétal saharien et de l’élevage, notamment les camélidés, ainsi que la promotion des énergies alternatives et renouvelables, notamment l’énergie solaire et photovoltaïque ainsi que la géothermie.
Ces projets comprennent également le développement des industries basées sur les substances locales, en particulier l’industrie du verre, avec la valorisation du sable du Sahara et des industries du gypse, la promotion du tourisme alternatif, notamment le tourisme saharien, le développement des espaces de commerce dans les zones frontalières et la promotion des projets de commerce basés sur les produits de terroir et la mise en place de projets d’industrie pharmaceutique et l’exploitation des eaux minérales.
Quid de l’Office de développement du Sud à Médenine ?
A la suite de la création de cette nouvelle institution tournée vers le développement régional, certains experts en économie dans la région du Sud se sont posé des questions autour de la situation actuelle de l’Office de développement du Sud (ODS) qui siège à Médenine, d’autant qu’il couvre les 6 gouvernorats du sud, à savoir Médenine, Gabès, Tataouine, Gafsa, Kébili et Tozeur. L’ODS dispose de 6 directions de développement régional (DDR) dans les 6 gouvernorats précités.
Riadh Béchir, docteur en sciences économiques, chercheur à l’Institut des régions arides, expert en développement local et président de l’Association du développement et des études stratégiques que La Presse a contacté à cet effet, n’a pas de réponse à cette question. Il ne détient aucune information à ce propos, d’autant que la direction générale est toujours en place. Selon lui, plusieurs points d’interrogation demeurent en suspens.
Contactée, l’une des responsables de l’ODS à Médenine nous a apporté les clarifications nécessaires, en soulignant que cet organisme devra connaître un repositionnement et de nouvelles options de réorganisation. L’Odss et l’ODS se compléteront pour dynamiser le développement dans la région du Sud et répondre aux aspirations des habitants et notamment des jeunes investisseurs. S’il est vrai qu’il est bien difficile de faire la différence entre les attributions des deux offices, il n’en reste pas moins que l’ODS, créé par la loi N° 94-83 du 18 juillet 1994, a besoin d’un nouveau souffle et d’une nouvelle restructuration.
Ces explications sont de nature à contredire certaines voix qui se sont élevées contre la création de l’Odss, sous prétexte que ce dernier ne sera qu’une piètre copie, un doublon de l’ODS, rien de plus. Néanmoins, des interrogations persistent autour de la mission et des objectifs des deux institutions et on espère que le ministère de tutelle nous apportera les éclaircissements nécessaires quant aux missions qui incombent à chaque office.
Dans ce même contexte, l’expert Riadh Béchir ne cache pas sa déception à l’égard de l’ODS, arguant le fait qu’il soit cantonné dans un rôle subsidiaire et s’est limité à la publication d’informations, d’études et de statistiques inhérentes aux plans et programmes de développement régional. Cela est dû vraisemblablement à la nature de ses prérogatives, mais il faut dire aussi qu’on attendait beaucoup plus de l’ODS, surtout que les activités d’autres parties, à l’instar de l’Institut des régions arides et bien d’autres délégations régionales gouvernementales, sont orientées vers la publication des études et des statistiques relatives aux activitées des gouvernorats de cette région. Cependant, il ne faut pas imputer toute la responsabilité à l’ODS, car ce dernier souffre d’un manque flagrant de moyens financiers et de ressources humaines, en particulier en matière d’experts.
Des disparités entre les délégations
A ce propos, il souligne l’importance de la création de l’Odss qui a pour mission la réalisation des projets de développement et de mise en valeur de certaines zones du sud tunisien, notamment les zones désertiques. Notre expert insiste aussi sur le grand apport de l’Office de développement de Réjim Maâtoug, matière de développement de ces zones dont les objectifs sont clairement identifiés.
Riadh Béchir évoque dans son témoignage que les disparités existent au sein du même gouvernorat dans la région du Sud. A titre d’exemple, en termes d’indice de développement régional, la délégation de Houmet Essouk (Djerba, Médenine-Sud) occupe la première place sur le plan national, contrairement à celles de Beni Khedech et Sidi Makhlouf (Médenine-Sud) reléguées aux dernières places. «On parle de disparité locale générée par plusieurs facteurs en rapport avec l’infrastructure de base, le manque d’investissement et surtout le manque de décentralisation. De plus, le choix des projets de développement et leur exécution restent tributaires du pouvoir central et des ressources financières».
Notre expert insiste sur la nécessité de consolider la coopération transfrontalière avec les pays voisins, dont la Libye et l’Algérie, et l’importance de moderniser l’infrastructure routière reliant Remada à El Borma et à Borj El Khadhra, à l’extrême sud du pays. Ce projet pourrait bien ouvrir des horizons de coopération avec des pays africains.
Il faut dire que même en termes d’employabilités, l’ODS n’a pas été capable de contribuer à faire baisser le chômage dans les gouvernorats du Sud, notamment chez les jeunes diplômés. «Ce qui est bizarre, c’est que nos régions ne manquent pas de richesses naturelles. On entend le plus souvent parler de projet d’inclusion économique et donc de lutte contre le chômage en faveur des jeunes. Mais, en réalité, de tels projets n’ont pas été d’une grande utilité pour les jeunes dans les régions du Sud. La majorité des gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 non seulement ont délaissé les jeunes mais de plus, ils n’ont pas été capables de booster le développement», témoigne un jeune de Tataouine actif dans la société civile joint par téléphone.
«Il y a trop de problèmes qui couvent depuis des années. Il nous faut un temps considérable pour parler de ces problèmes», s’est excusé de son côté le représentant de l’Association de développement Gafsa Sud, Slah Kaabachi. On rappelle que concernant les contestations, le gouvernorat de Gafsa occupe la première place, avec 55 mouvements enregistrés pour diverses raisons en rapport avec la réclamation de l’eau potable et l’emploi au sein de la Compagnie des phosphates de Gafsa, et ce pour le cinquième mois consécutif, selon le rapport du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux publié en mai 2024.
Le changement climatique, un impact négatif sur les plantes aromatiques et médicinales
Dans son ouvrage publié dans le cadre des activités de l’académie Beït al-Hikma intitulé Sud-Est tunisien : quelle transition et quel avenir, le professeur universitaire Mongi Bourgou, membre permanent de l’académie, met en avant les conclusions du travail de recherche mené par Mongi Sghaier, chercheur, agroéconomiste à l’Institut des régions arides de Médenine. Ce dernier souligne la vulnérabilité des écosystèmes pastoraux dans le gouvernorat de Médenine. Selon lui, les productions des principaux biens et services (approvisionnement et séquestration de carbone) seront réduites sous l’effet du changement climatique à l’horizon 2050. Selon les prévisions, la réduction la plus importante concernerait les plantes aromatiques et médicinales qui constitueront une véritable richesse socioéconomique en 2050. Le travail de recherche a confirmé l’hypothèse que le changement climatique aurait un effet négatif sur la valeur économique totale. Cet impact négatif se traduira par des pertes économiques plus importantes à l’horizon 2050.
Il ajoute que cet impact aura sans doute des conséquences palpables sur les conditions d’existence des populations pastorales et leur bien-être social, lesquelles conséquences auront des effets négatifs sur la pauvreté, l’emploi et la création de richesses qui pourraient affecter le développement économique et social aussi bien au niveau local que régional.
De même, le travail de recherche révèle l’intérêt et la pertinence de l’action face à l’inaction dont l’impact pourrait être lourdement facturé à la société actuelle et aux générations futures. Un certain nombre de mesures doivent être envisagées afin de renforcer la capacité d’adaptation des populations des zones arides et désertiques, dans une optique de gestion durable des milieux naturels, notamment les systèmes steppiques et pastoraux. Ces mesures sont inhérentes à l’intensification et à la modernisation des agrosystèmes et des écosystèmes, à la diversification et à l’augmentation des sources non agricoles de revenu familial et au renforcement de la capacité d’adaptation autonome des populations locales.
«Sur le plan politique et institutionnel, il devient impératif de déployer des efforts en vue de renforcer les mesures prises dans le cadre des stratégies nationales d’atténuation et d’adaptation au changement climatique dans les plans nationaux de développement».
Identification des problèmes et des perspectives
Quand on évoque les problèmes qui gangrènent les régions du Sud en matière de développement, les experts s’accordent à mettre en évidence une certaine faiblesse de la valeur ajoutée des activités économiques dans le Sud en général, des problèmes environnementaux, notamment dans le golfe de Gabès, dus aux industries chimiques, la vulnérabilité des infrastructures au niveau des moyens de transport, les routes…), ainsi que la faiblesse de la base logistique. Des experts relevant d’un bureau d’études japonais avaient déjà fait mention de ces problèmes dans le cadre d’un projet de planification pour le développement régional du Sud de notre pays mis en œuvre par l’Agence japonaise de coopération internationale, en partenariat avec l’Office de développement du Sud et le ministère de Développement de l’investissement et de la Coopération internationale.
Autre difficulté soulevée, les investissements directs étrangers se limitent à la création d’unités exportatrices employant une main-d’œuvre massive sans lien avec les activités et les institutions locales, ce qui impacte négativement les possibilités d’intégration dans les réseaux d’approvisionnement et de production au niveau régional et mondial.
Toutefois, il y a toujours cette possibilité de faire de la région du Sud «un centre logistique grâce à sa situation frontalière et à son ouverture vers l’extérieur via la Libye et l’Algérie», d’autant que cette région chaude et ensoleillée recèle d’importantes potentialités de développement des activités agricoles spécifiques, telles que l’agriculture oasienne, les oliviers, les légumes et l’élevage. Sans compter les ressources naturelles et minérales disponibles en quantités importantes, à l’instar du marbre, de l’argile, du phosphate, du pétrole et du gaz.