Dans l’éclat du 14 juillet, les pinceaux se sont tus. Abderrazak Fehri, figure emblématique de la peinture tunisienne, a tiré sa révérence à l’âge de 83 ans. Pour honorer sa mémoire et celles de toute une génération d’artistes qui ont façonné l’identité culturelle de la Tunisie, nous avons convié une plume familière. Mustapha Chelbi, notre ancien collègue, écrivain et critique d’art chevronné, dont les ouvrages sur la peinture tunisienne et les peintres des deux rives de la Méditerranée font autorité. Il nous livre une série d’articles, depuis la France où il réside actuellement. Un voyage sensible au cœur d’un héritage pictural qui transcende les frontières et le temps.
R.N.
Natif de Kairouan, Abderrazak Fehri était attiré par le dessin. Dès sa plus tendre enfance. Jeune, il passait son temps à dessiner… Cette passion a fini par le conduire un jour vers l’École des Beaux-Arts à Tunis puis à l’Ensba à Paris. Son père, au début réticent, a fini par accepter la fatalité d’une vocation que le temps n’a cessé de renforcer. Grâce à l’appui et à l’encouragement de ses frères aînés, il a pu aller en France et fréquenter l’Ecole des Beaux-Arts, Le Louvre, les musées, les galeries d’art, les salons de peinture et les ateliers de lithographie.
Marqué par Dado et Velikovic, il a pu, lors de son séjour à la Cité des artistes à Paris, mener à bien ses réflexions sur l’art. Passionné également par la restauration des tableaux, il a pu en faire un métier. Il a fréquenté les ateliers de restauration et s’est inscrit, avec foi, dans la relation de maître à disciple.
Restaurer, c’est redonner vie à une toile.
Il a compris qu’à chaque toile correspond une intervention particulière et une restauration appropriée. Témoignant avec ferveur de la beauté de son travail, il dit : « Il est aussi passionnant de donner vie à la toile que de l’empêcher de mourir ». Et quel meilleur témoignage que les mots émouvants qui en disent long sur la générosité de Abderrazak Fehri et sur l’étendue de son savoir-faire. Ali Horchani n’a pas tort lorsqu’il affirme : «Abderrazak Fehri fait partie des figures les plus authentiques de l’espace plastique tunisien se réclamant de la modernité ».
Restaurateur de tableaux, Abderrazak Fehri a été également directeur de la galerie Attaswîr et il est également peintre, sculpteur et graveur. De ces activités nombreuses, il tire l’enseignement qui s’impose : « Tout m’est indispensable pour m’exprimer. Le processus créatif est le même partout. Je ne vois aucune différence en passant d’une discipline à une autre. J’aime la céramique, la toile, les collages, le papier Arches, les collages, la gravure, la sculpture, le dessin, l‘aquarelle…Tous ces moyens d’expression font partie de ma langue. Je ne peux développer l’un au détriment de l’autre, ni sacrifier l’un au profit de l’autre.» C’est au début des années 70 qu’il ouvre à Tunis la galerie Attaswîr qui fera connaître au public tunisien de jeunes créateurs remarquables dont Bouabana, Fawzi Chtioui, Chédli Belkhamsa, Khaled Ben Slimane, Lamine Sassi, Shéhèrazade Rhaïem et quelques autres encore autour du mouvement historique : « Le groupe ATTASWÎR ». Lorsqu’on l’interroge sur son passé de directeur de galerie, il répond très modestement : « La direction de la galerie Attaswîr ne m’a pas éloigné de la création, le travail collectif me rapprochait davantage de ma dimension artistique.
J’ai partagé cette expérience avec beaucoup d’autres créateurs. J’avais l’impression, en aidant les autres à s’exprimer, que je me mettais moi-même à peindre. Il faut vraiment être égoïste pour ne pas comprendre que chaque artiste exprime une part inexplorée de nous-mêmes. Telle que je la conçois, la direction d’une galerie participe à la création. Je l’affirme en tant que directeur et en tant que créateur ».
Peintre, sculpteur, restaurateur, marchand, conservateur et graveur, Abderrazak Fehri était un homme multiple. Son œuvre peinte se caractérise par une richesse remarquable mêlant les symboles du patrimoine aux références avant-gardistes. Artiste aux nombreux talents, il a beaucoup donné à
son public.
Conversation avec Abderrazak Fehri : «La tunisianité en question»
Une peinture est tunisienne à partir du moment où elle reflète la lumière et les couleurs tunisiennes. Ceci étant dit, il faut se méfier des moules qui risquent de se transformer en muselières. La peinture reste universelle autant que la musique, le théâtre ou la littérature. Quand bien même on s’exprime avec des références tunisiennes, on veut tous aller vers l’universel. Lorsqu’on est revenu des universités d’Europe à la recherche d’emploi, on nous a trop dit à l’époque qu’on rapportait une culture étrangère. Bien sûr, on n’était pas dupe. On savait bien qu’on cherchait à nous rabaisser étant donné qu’on était la première génération d’artistes tunisiens diplômés. Quand bien même notre formation a été assurée ailleurs, dès que nous créons, nous exprimons l’âme de la Tunisie ; et bien souvent, de façon involontaire et naturelle. On ne peut pas dire à un artiste: « Sois Tunisien! Crée de la peinture tunisienne!». D’évidence, tout peintre, et quelle que soit son orientation, fait de la peinture tunisienne. Pour vivre sereinement la quête de la tunisianité, il faut absolument éviter d’en radicaliser le discours…Tout doit se faire en douceur et en toute liberté. La tunisianité n’est pas une langue unidimensionnelle… C’est ce que certains ont voulu faire croire pour conserver à la fois le monopole de la production et le monopole du marché…
La tunisianité, fort heureusement, est le fruit de plusieurs langues, de plusieurs éclairages et de plusieurs apports: Belkhodja, Bettaïeb, Belkhamsa, Ben Slimane, Bouabana, Sassi et beaucoup d’autres encore… La quête de la tunisianité ne doit pas fonctionner en vase clos. S’agissant de ce que je maîtrise, je peux dire que le groupe Attaswîr a apporté la réflexion sur l’acte de peindre et la volonté de communiquer entre créateurs. Nous avons osé poser des questions à la toile: pourquoi peindre? Pour qui peindre? Qu’est-ce que peindre? Nous avons donné à la Tunisie moderne la peinture qu’elle attendait et qu’elle espérait. L’Ecole de Tunis a eu le mérite de répondre aux questions de son époque et nous, par la suite, avons eu le mérite de poser des questions à notre époque. Nous ne cherchions plus de réponse. Sachant que la peinture est un engagement total, nous voulions vivre dans la brûlure de l’interrogation. Nous nous sommes retrouvés au diapason avec la Galerie Irtissem. Nous nous posions les mêmes questions. Nous savions, malgré notre présence, qu’il n’y avait pas assez de galeries à Tunis pour tous les jeunes artistes qui arrivaient sur un marché de l’art commandé par les aînés. Malgré tous les obstacles, nous avons apporté beaucoup de choses à la peinture tunisienne. Ceux qui sont maintenant à l’avant-garde de la création sont issus à la majorité des groupes Attaswir, Irtissem et Chiyyem. Nous avons permis aux Tunisiens de voir la peinture autrement… Nous nous sommes posé plus de questions que nos prédécesseurs… Nous ne recherchions plus «le joli», mais «le vrai». Nous voulions dépasser «le tableau-décoration» pour atteindre «le tableau-message». On voulait lier la peinture à la philosophie, la poésie, l’histoire, la sociologie, le théâtre et le cinéma. On a d’ailleurs invité nos confrères sociologues, poètes, cinéastes, musiciens et dramaturges et on a réalisé ensemble un travail commun qui nous a dégagés de nos solitudes respectives.
(à suivre)