Accueil La Bibliothèque de La Presse LE LIVRE DE LA SEMAINE | Kundera — «L’insoutenable légèreté de l’être»:  Morceaux choisis

LE LIVRE DE LA SEMAINE | Kundera — «L’insoutenable légèreté de l’être»:  Morceaux choisis

Si chaque seconde de notre vie doit se répéter un nombre infini de fois, nous sommes cloués à l’éternité comme Jésus-Christ à la croix. Quelle atroce idée ! Dans le monde de l’éternel retour, chaque geste porte le poids d’une insoutenable responsabilité.

C’est ce qui faisait dire à Nietzsche que l’idée de l’éternel retour est le plus lourd fardeau (das schwerste Gewicht). Si l’éternel retour est le plus lourd fardeau, nos vies, sur cette toile de fond, peuvent apparaître dans toute leur splendide légèreté. Mais au vrai, la pesanteur est-elle atroce et belle la légèreté ? Le plus lourd fardeau nous écrase, nous fait ployer sous lui, nous presse contre le sol. Mais dans la poésie amoureuse de tous les siècles, la femme désire recevoir le fardeau du corps mâle. Le plus lourd fardeau est donc en même temps l’image du plus intense accomplissement vital. Plus lourd est le fardeau, plus notre vie est proche de la terre, et plus elle est réelle et vraie. En revanche, l’absence totale de fardeau fait que l’être humain devient plus léger que l’air, qu’il s’envole, qu’il s’éloigne de la terre, de l’être terrestre, qu’il n’est plus qu’à demi réel et que ses mouvements sont aussi libres qu’insignifiants. Alors, que choisir ? La pesanteur ou la légèreté ?

Ceux qui pensent que les régimes communistes d’Europe centrale sont exclusivement la création de criminels laissent dans l’ombre une vérité fondamentale : les régimes criminels n’ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du paradis. Et ils défendaient vaillamment cette voie, exécutant pour cela beaucoup de monde. Plus tard, il devint clair comme le jour que le paradis n’existait pas et que les enthousiastes étaient donc des assassins. Alors, chacun s’en prit aux communistes : vous êtes responsables des malheurs du pays (il est appauvri et ruiné), de la perte de son indépendance (il est tombé sous la tutelle des Russes), des assassinats judiciaires ! Ceux qui étaient accusés répondaient : on ne savait pas ! On a été trompés ! On croyait ! Au fond du cœur, on est innocents ! Le débat se ramenait donc à cette question : était-il vrai qu’ils ne savaient pas ? Ou faisaient-ils seulement semblant de n’avoir rien su ?

Depuis cinq ans que l’armée russe avait envahi le pays de Tomas, Prague avait tellement changé : les gens que Tomas croisait dans la rue n’étaient plus les mêmes qu’avant. La moitié de ses amis avaient émigré et la moitié de ceux qui étaient restés étaient morts. C’est un fait qui ne sera consigné par aucun historien: les années qui ont suivi l’invasion russe ont été une période d’enterrements ; jamais les décès n’ont atteint une telle fréquence.

Etre chirurgien, c’est ouvrir la surface des choses et regarder ce qui se cache au-dedans. Ce fut peut-être ce désir qui donna à Tomas l’envie d’aller voir ce qu’il y avait de l’autre côté, au-delà de 1’ « es muss sein ! » ; autrement dit: d’aller voir ce qui reste de la vie quand l’homme s’est débarrassé de tout ce qu’il a jusqu’ici tenu pour sa mission. Pourtant, quand il vint se présenter à l’affable directrice 248 des entreprises pragoises de nettoyage des vitres et vitrines, le résultat de sa décision lui apparut soudain dans son irrévocable réalité et il eut presque peur. Il vécut dans cette frayeur les premiers jours passés dans son nouvel emploi. Mais une fois surmontée (au bout d’une semaine environ) la stupéfiante étrangeté de sa vie nouvelle, il réalisa brusquement qu’il commençait de longues vacances. Il faisait des choses auxquelles il n’attachait aucune importance, et c’était bien. Il comprenait le bonheur des gens (dont il avait toujours eu pitié jusque-là) qui exercent un métier auquel ils n’ont pas été conduits par un « es muss sein ! » intérieur et qu’ils peuvent oublier en quittant leur travail. Il n’avait encore jamais connu cette bienheureuse indifférence.

Autrefois, quand une opération n’avait pas marché comme il l’aurait voulu, il était au désespoir et ne dormait pas

Tant que les gens sont encore plus ou moins jeunes et que la partition musicale de leur vie n’en est qu’à ses premières mesures, ils peuvent la composer ensemble et échanger des motifs (comme Tomas et Sabina ont échangé le motif du chapeau melon), mais quand ils se rencontrent à un âge plus mûr, leur partition musicale est plus ou moins achevée, et chaque mot, chaque objet signifie quelque chose d’autre dans la partition de chacun. Si je reprenais tous les entretiens entre Sabina et Franz, la liste de leurs malentendus ferait un gros dictionnaire.

La soirée du samedi commençait, c’était la première fois qu’il se promenait seul dans Zurich et il aspirait profondément le parfum de sa liberté. L’aventure guettait à chaque coin de rue. L’avenir redevenait un mystère. Il revenait à sa vie de célibataire, cette vie à laquelle il était certain autrefois d’être destiné car c’était la seule où il pouvait être tel qu’il était vraiment. Il avait vécu enchaîné à Tereza pendant sept ans et elle avait suivi du regard chacun de ses pas.

C’était comme de porter des boulets qu’elle lui avait attachés aux chevilles.

A présent, son pas était soudain plus léger. Il volait presque. Il était dans l’espace magique de Parménide : il savourait la douce légèreté de l’être. (Avait-il envie de téléphoner à Genève à Sabina, de contacter une des femmes de Zurich dont il avait fait la connaissance au cours des derniers mois ? Non, il n’en avait pas la moindre envie. Dès qu’il se retrouverait avec une autre, il le savait, le souvenir de Tereza lui causerait une insoutenable douleur.)

Charger plus d'articles
Charger plus par La Presse
Charger plus dans La Bibliothèque de La Presse

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *