Les experts ont émis des avis mitigés quant à cette campagne et son efficacité du fait qu’il faudra remonter aux origines de ce désamour entre les produits locaux et le consommateur pour que la campagne ne sonne pas faux.
Dans le but d’encourager la consommation de nos produits locaux, l’Organisation tunisienne d’information des consommateurs (Otic) vient de lancer une campagne nationale appuyée par le slogan «Si vous aimez la Tunisie, consommez des produits tunisiens». Objectif : promouvoir le produit tunisien et l’industrie tunisienne. Il ne s’agit pas là d’un fait nouveau, puisque de telles campagnes ont été lancées périodiquement au fil des années, au temps de l’ancien régime de Ben Ali et après 2011, sans pour autant provoquer un désintérêt quelconque pour le produit importé. Le local évolue certes, mais pas suffisamment pour détrôner certains produits importés, pour diverses raisons relatives notamment au respect des normes de qualité.
En remontant le temps, on constate qu’une convention de coopération avait été signée en avril 2021, au ministère du Commerce et du Développement des exportations, entre l’Institut national de la consommation (INC) et l’Organisation de défense du consommateur (ODC), visant « le renforcement de la conscience chez le consommateur, l’orientation de son comportement en matière de consommation, outre la participation à des programmes ciblant le consommateur à travers des moyens de communication et d’information, et l’échange d’expériences dans les domaines liés à la consommation ». Mais il semble que sur le plan pratique, l’objectif escompté n’a pas été atteint. Les actions de l’ODC ont le plus souvent souffert d’un manque de visibilité. Deux années plus tard, c’est l’ancien gouverneur de la Banque centrale de la Tunisie qui, pour stimuler la croissance économique dans le pays, avait mis en avant, dans une déclaration datant du 06 octobre 2023, l’importance de booster les investissements, de promouvoir les exportations et de soutenir les produits locaux.
Consommer tunisien, c’est soutenir la production locale
L’encours de la dette publique a atteint 124.6MD en 2023, soit 80% du PIB, contre seulement 43% en 2010. Un niveau préoccupant au regard de certains critères de soutenabilité dégagés par plusieurs études. La question est : dans quelle mesure la Tunisie peut honorer ses engagements sans nuire à sa capacité d’investir dans le développement et sans miner le financement des politiques publiques et celui de l’investissement privé ? S’interroge l’Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives (Itceq), relevant du ministère de l’Economie et de la Planification.
Pour consolider la position des finances publiques et garantir la soutenabilité de la dette publique dans la durée, il est recommandé ainsi de renforcer la gestion active de la dette publique, de restructurer les finances publiques et de dynamiser l’investissement, recommande l’Itceq. Cela passe par l’amélioration du climat des affaires pour relancer l’investissement privé et, bien évidemment par l’encouragement de la consommation des produits locaux. Consommer local, c’est une manière de soutenir les producteurs locaux, tout en favorisant la création et le maintien des emplois.
Les experts partagés
Dans ce contexte, les experts que nous avons approchés affichent des avis différents autour de cette campagne et son efficacité, du fait qu’il aurait fallu d’abord remonter aux origines de ce désamour entre les produits locaux et le consommateur. C’est-à-dire aux politiques commerciales des grandes entreprises qui, sous l’emprise des entreprises internationales, tentent d’écraser les moyennes et petites entreprises nationales. Il fallait aussi passer en revue les lignes directrices de la Banque centrale de Tunisie et la politique de l’Etat sur le plan économique qui ont impacté le secteur industriel, selon l’avis de certains experts économiques.
A ce titre Pr Chkoundali, professeur universitaire en sciences économiques, reconnaît l’importance d’une telle campagne. Il émet cependant certaines réserves quant à son efficacité et son timing, du fait que dans l’état actuel des choses, les Tunisiens ne sont plus en mesure de se tourner vers les produits importés, dans une situation qui ne leur laisse pas le choix en raison notamment de la dépréciation du dinar par rapport au dollar et à l’euro. « Ce n’est plus rentable pour le consommateur tunisien de consommer les produits importés du fait qu’ils sont devenus extrêmement onéreux. Sans compter la détérioration du pouvoir d’achat ».
La Banque centrale considère que le taux d’inflation enregistré est dû à la consommation de produits importés. Ce qui conduit au déficit de la balance commerciale, ce qui n’est pas totalement vrai, parce que ce déficit est en recul. Les résultats des échanges commerciaux de la Tunisie aux prix courants au cours du premier semestre de l’année en cours, montrent que les exportations ont augmenté de +2,2% contre +10% à la même période en 2023. Quant aux importations, elles ont enregistré une stabilité (+0,04%) contre -0,6% à la même période en 2023, selon l’INS.
Encourager l’investissement privé et réduire les impôts
Le professeur d’économie ajoute toutefois que le pays enregistre plutôt un déficit du solde énergétique et que c’est l’Etat qui continue à importer des produits de première nécessité (sucre, café, riz). Le Tunisien aime bien consommer le produit tunisien, sauf que ces produits ne sont pas disponibles la plupart du temps. Le problème ne réside pas donc dans la consommation du produit tunisien ou étranger, mais au niveau de la production industrielle et l’investissement privé qui sont confrontés à de multiples difficultés, à l’instar de la bureaucratie et du système fiscal générant toujours plus d’impôts et des taux directeurs élevés. La politique de l’Et at concentrée sur la restitution de la dette publique et les mesures d’austérité, a impacté négativement le pays en matière de production et de productivité selon notre interlocuteur. La baisse observée au niveau de importations des matières premières et demi-produits a été de -5,3%. Il est à signaler aussi que notre pays a enregistré un décroissement de 5,2% des investissements déclarés dans l’industrie durant les 12 mois 2023, selon l’Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation (Apii).
Pour bien résumer la situation, le professeur Chkoundali estime que le problème ne réside pas seulement dans la consommation des produits importés, mais relève plutôt de ces facteurs qui paralysent le développement de l’économie nationale, ainsi que de la production.
Parallèlement à cette campagne, l’Etat doit primordialement encourager la production nationale, l’investissement privé, réduire les taux d’impôt et le taux directeur et alléger les mesures administratives.
Ne pas revendre à des prix coûteux ce qui est acheté à bas prix
Le manque de matières premières est évoqué aussi par le président de la chambre de la maroquinerie, Mustapha Abdelhedi. Ce dernier a beaucoup insisté sur la baisse du volume d’importation de la matière première en provenance des pays asiatiques. Ce qui a entraîné la fermeture de plusieurs entreprises spécialisées en maroquinerie et a impacté la production dans ce secteur. Les prix de la matière première et du transport ont nettement augmenté et les taxes douanières sont toujours élevées, enchaîne-t-il.
Autre problème évoqué, qui devra être pris en considération, celui des centres de formation qui ont disparu, alors qu’ils constituaient jadis une bouée de sauvetage pour les jeunes en quête de travail. Ce sont là les deux éléments-clés susceptibles d’établir la confiance entre le vendeur et le consommateur, et de renforcer la concurrence entre les entreprises. Oui il faut consommer tunisien, recommande Mustapha Abdlehedi. « Sincèrement, nos articles de maroquinerie dépassent de très loin les produits importés », insiste-t-il.
Le président de l’Organisation tunisienne d’information des consommateurs (Otic), Lotfi Riahi, est d’accord pour dire que le manque en matières premières et de centres de formation constitue un problème sur lequel il faudra travailler davantage, sinon on sonnera le glas du « Made in Tunisia ». Il faut que l’Etat mette la main à la pâte. « Ceci n’empêche qu’il faut consommer tunisien, même si nos produits n’ont pas encore atteint la perfection. Il faut persévérer, car tout renoncement à consommer tunisien implique de graves incidences sur la production locale, d’autant que les pays développés tentent d’étendre leur emprise sur notre économie ».
La campagne actuelle diffère de celles menées dans le passé, dans la mesure où elle se décline en mesures pratiques, telle la pression sur les importations en provenance de l’étranger, notamment de la Turquie. Il ne faut pas non plus laisser les hommes d’affaires prendre en otage les prix de la matière première, ni leur permettre de revendre à des prix onéreux les produits étrangers qu’ils achètent à bas prix, préconise-t-il à la fin.
Le bon exemple du Cettex
C’est aux industriels tunisiens de fournir plus d’efforts et de suivre les technologies modernes de fabrication. On ne peut se contenter de se lancer dans une telle campagne sans être en mesure de relever le défi et de gagner la confiance des consommateurs. Une vision sans action n’est qu’une hallucination, dit l’adage. Et il est urgent d’agir plutôt que de se perdre en conjectures. Le Centre technique du textile en Tunisie en est bien conscient et a déjà fait ses preuves pour faire évoluer le produit tunisien.
A ce titre, Mohsen Missaoui, directeur général du Centre technique du textile en Tunisie (Cettex), explique à La Presse que ce centre contribue au développement et à la consommation du produit tunisien, d’autant que le contrôle de qualité dans ce centre est de très haut niveau, grâce à ses équipements hautement sophistiqués et ses trois laboratoires spécialisés (essais physiques, essais chimiques, santé et sécurité du consommateur) à la pointe de la technologie. Cela est de nature à renforcer la confiance du consommateur tunisien et de le pousser à opter pour le « Made in Tunisia ».
Le DG du Cettex a mis en garde contre l’utilisation de certains produits importés via les réseaux informels, en raison de leur non-conformité aux normes de sécurité et de santé appliquées en Tunisie. Au contraire, ceux fabriqués en Tunisie sont soumis à un contrôle drastique. Il rappelle que le Cettex apporte aux entreprises tunisiennes une assistance technique en matière d’organisation, de productivité, de qualité produit, et la mise en place de systèmes de management pour la certification selon les normes internationales. Les produits textiles tunisiens jouissent d’une excellente réputation. Pour preuve, les grandes marques de vêtement sont implantées en Tunisie et comptent sur une main-d’œuvre tunisienne expérimentée et hautement qualifiée. Ce qui est de nature à pousser les entreprises tunisiennes à redoubler d’effort et à améliorer la qualité de leurs produits.
Il faut du temps pour changer les mentalités
Cette campagne se poursuivra jusqu’au mois d’octobre prochain et sera couronnée par l’organisation d’une foire du produit tunisien, avec la participation des structures concernées et des entreprises citoyennes qui contribuent à l’amélioration du pouvoir d’achat des consommateurs tunisiens. Seulement, changer la mentalité et le comportement du citoyen, par le biais d’une campagne de sensibilisation, ne pourra pas porter ses fruits rapidement, nous explique le sociologue Hassen Kassar. Il s’agit d’un sentiment, d’un comportement ancré dans l’esprit du consommateur qui traduit sa méfiance à l’égard des responsables. Une méfiance qui a renforcé un sentiment de rupture, voire de manque de confiance vis-à-vis des institutions de l’Etat. Ce phénomène n’est pas nouveau, mais il remonte même à la période postcoloniale qui a été marquée par la dominance du produit local sur le plan industriel.
Les industriels en ce temps avaient les coudées franches et étaient les seuls maîtres à bord, en raison de l’absence de toute concurrence de produits fabriqués à l’étranger. Par conséquent, sur le plan de la qualité, les produits tunisiens n’étaient pas conformes. Le consommateur tunisien avait alors accueilli favorablement les produits importés, d’autant que les industriels tunisiens dans les années passées se souciaient peu du rapport qualité-prix de leurs produits. Gagner plus d’argent comptait beaucoup plus que la qualité. Au final, le produit tunisien a tendance à s’améliorer progressivement, mais il faut encore du temps pour changer les mentalités.