Évoquer une erreur dans un manuel scolaire dans les années soixante relevait du domaine presque de l’impossible, tellement notre système éducatif était le symbole de la rigueur et de l’efficacité. Sans oublier la compétence avérée des enseignants dans l’école de jadis. Depuis quelques années, les réseaux sociaux faisant office de caisse de résonance, on signale ici et là des erreurs dans les livres scolaires. Qu’en est-il au juste ? La Presse fait le point avec différents spécialistes et acteurs concernés qui apportent des témoignages édifiants.
L’enseignement s’est malheureusement nettement dégradé ces dernières décennies. Certes, on ne peut jeter l’anathème sur les enseignants, car c’est tout le système qui, au fil des années passées, a commencé à se détériorer, à telle enseigne que, parfois, les erreurs dévoilées par les spécialistes dans les manuels scolaires ne choquent plus. Au cours des contacts établis avec certains professeurs d’histoire, il s’avère que le problème est encore plus profond. Il ne s’agirait pas d’erreurs soulevées par les académiciens et qui sont jugées, dans la plupart des cas, sans incidence sur l’élève, mais plutôt d’autres pratiques plus graves.
Une enquête ouverte en 2022
En 2022, on a fait référence sur les colonnes de notre journal La Presse aux fautes grossières relevées dans le manuel scolaire de langue française pour les élèves de 3e année primaire. Le ministère de l’Education a dû intervenir pour tenter de calmer les esprits, en ordonnant l’ouverture d’une enquête à la suite de ce mini-scandale. Le Président de la République avait reçu, à cette époque, au Palais de Carthage, Fathi Sellaouti, ancien ministre de l’Education et s’est indigné des erreurs de langue et d’orthographe qui se sont glissées dans un manuel scolaire. «La partie qui n’a pas pris le soin d’assurer la vérification avant le tirage, doit assumer ses responsabilités», a souligné le Chef de l’Etat alors.
La Commission chargée de l’édition du manuel scolaire en question a tenu à expliquer à cette époque que la version du manuel scolaire de langue française différait de celle qui a été envoyée le 06/05/2022 à l’Administration générale des programmes et au Centre national pédagogique. Pour dire les choses plus simplement, la première version était exempte d’erreurs. La copie a été retapée au Centre national pédagogique, qui a obligatoirement produit des erreurs résultant de la numérisation.
Récidive en 2024 et réactions en chaîne
Toujours est-il que, pour l’année scolaire en cours, et au moment où tout semble rentrer dans l’ordre, un autre manuel, d’histoire, cette fois-ci, semble avoir échappé à la vigilance des membres de la Commission chargée de l’édition. Puisque plus d’une trentaine d’erreurs avaient été relevées par Ahmed Behi (Maître de conférences à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Kairouan, département d’archéologie), à l’issue de la lecture de ce manuel dédié aux élèves de 1ère année secondaire. Il ne s’agit pas cette fois-ci d’erreurs de frappes, mais plutôt d’informations erronées dans un livre d’histoire !
Aucune réaction officielle n’a été enregistrée du côté du ministère de l’Education pour l’instant, mais les réactions des experts, professeurs et représentants de la société civile ne se sont pas fait attendre.
L’association des parents et des élèves accuse
Contacté à cet effet, Ridha Zahrouni, président de l’association tunisienne des parents et des élèves ne cache pas son mécontentement. « Cela dénote un degré inquiétant d’irresponsabilité et d’insouciance des parties concernées en éditant de tels ouvrages qui, normalement, doivent obéir à des procédures bien strictes » s’enflamme-t-il. A ses dires, la Commission compétente relevant du ministère de l’Education est appelée à travailler en concertation avec d’autres parties pour ne pas laisser passer ces fautes grossières, notamment sur le plan du contrôle et de la vérification du contenu.
Comment les élèves et leurs parents vont-ils réagir lorsque ces erreurs sont dévoilées au grand jour ? Se demande M. Zahrouni. C’est l’avenir de nos enfants qui est mis en danger et c’est la crédibilité du corps enseignant qui en sera affectée, d’autant qu’on a vécu ce même scénario cauchemardesque en 2022. Il ne faut pas aussi oublier l’impact de telles erreurs révélées aussi bien sur le plan national que hors des frontières, souligne-t-il. « Aucune excuse ne peut justifier ces erreurs. C’est l’efficacité des procédures mises en place qui sont à revoir » dénonce-t-il.
Erreurs et plagiats font-ils bon ménage ?
Une autre professeure d’histoire, qui a requis l’anonymat par peur d’éventuelles représailles, a minimisé les erreurs signalées par Ridha Zahrouni, car il s’agit, selon elle, « de détails, relevant de l’époque médiévale de l’histoire de la Tunisie sur lesquels l’enseignant ne s’arrête jamais et qui ne peuvent en aucun cas impacter l’élève en matière de connaissances », selon ses propos. Elle ajoute, toutefois, qu’il serait utile de mentionner de telles erreurs à la partie académique. De plus, on gagnerait en termes d’apprentissage si les cours d’histoire étaient bien étudiés. Actuellement, ces programmes sont « trop longs et trop complexes » pour les élèves, fait-elle savoir. Il nous faut procéder à une réelle révolution, une révision de fond en comble des programmes, en vue de garantir les aspects élémentaires de l’assimilation pour les élèves. Il faut chercher à simplifier davantage les programmes d’histoire.
Mais ce qui est encore plus grave, nous confiera-t-elle, ce sont les énormes fautes qui émaillent le livre d’histoire, pour la branche sciences économiques de la deuxième année secondaire, ainsi que la violation flagrante des droits d’auteur, dans l’élaboration du livre d’histoire de la première année, regrette-t-elle. « Quelques paragraphes ont été copiés d’un ouvrage d’un docteur en Histoire sans l’aviser, et sans obtenir son aval. Ce qui s’apparente à un plagiat, passé sous silence».
De son côté, Abdelkarim T, guide culturel et ancien professeur, explique ces erreurs par un manque flagrant d’enseignants spécialisés. Selon lui, il faut faire très attention quand on aborde l’histoire de la Tunisie médiévale ou punique, car seule une minorité d’historiens et de chercheurs universitaires est capable d’éclairer la lanterne des membres de la commission chargée de vérifier le contenu des manuels. Malheureusement, il semble que les choses se font à la hâte ces dernières années. On ne prend plus le temps de vérifier auprès d’historiens érudits et de recouper les informations recueillies avant l’édition d’un nouvel ouvrage.
A ce titre, il est utile de reprendre le message suivant adressé par l’éminent historien, Mohamed Hassine Fantar dans sa lettre rédigée en 2022, à l’ancien ministre de l’Education lui signalant des erreurs impardonnables dans un manuel scolaire d’histoire (cinquième année de base) qui semble toujours d’actualité. «Je pense que les livres, quel que soit leur domaine, devraient être présentés à des corps d’universitaires spécialisés, avec la participation d’un inspecteur pédagogique pour lecture et approbation… Leurs noms doivent être inscrits en tant qu’experts superviseurs dans la liste des auteurs». A méditer.
L’erratum comme ultime solution
Que faire alors dans ce cas ? Abdelwahed A, ancien inspecteur de l’Education nationale, nous explique que dans le cas où des erreurs seraient signalées, après la publication d’un manuel scolaire, une commission d’évaluation se réunit à nouveau pour juger s’il est nécessaire ou non de publier un erratum (liste des fautes dans un ouvrage imprimé) qui sera ajouté à la fin de chaque livre, que les enseignants sont tenus de prendre en considération. « Une fois imprimé en de milliers d’exemplaires, on ne peut pas retirer un manuel scolaire de la vente, en dépit des fautes qu’il pourrait contenir.
Il est à souligner que le Centre national pédagogique édite et diffuse chaque année, plus de 260 titres de manuels scolaires, plus de 13 millions d’exemplaires destinés aux élèves de l’enseignement de base et du secondaire. La production de ces manuels nécessite la transformation d’environ 5000 tonnes de papier. 6500 libraires répartis sur tout le territoire de la République, se partagent chaque année la distribution de 14 millions d’exemplaires. Conformément à la législation en vigueur, le ministère de l’Education publie, chaque année et avant la rentrée scolaire, la liste officielle des manuels scolaires autorisés dans les écoles ».