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Décarbonation dans le secteur industriel | Noureddine Hajjaji, Maitre de Conférences à l’ENIG et Expert Senior Chez Green Footprint Consulting à La Presse : “La comptabilité carbone est devenue une obligation pour les entreprises tunisiennes”

 

Face à l’urgence climatique, la décarbonation n’est plus uniquement une priorité environnementale, mais elle est devenue  un impératif économique incontournable pour les entreprises tunisiennes. Entre la pression exercée par la taxe carbone aux frontières  et le durcissement des exigences environnementales  des entreprises européennes partenaires, comment la Tunisie peut-elle se préparer à cette transition verte ? L’expert en décarbonation,  Noureddine Hajjaji, nous répond.

Les spécialistes affirment qu’aujourd’hui  la décarbonation est devenue un impératif non seulement environnemental, mais aussi économique. Pourquoi ?

Pour comprendre les enjeux de la décarbonation, il faut remonter dans le temps. Avant 2020, les pays étaient appelés à se conformer au protocole de Kyoto. C’était alors ce qu’on appelait l’ère de Kyoto. Ce protocole repose sur une approche qui préconise que la responsabilité du changement climatique est commune mais différenciée : tout le monde est responsable, mais pas de manière égale. La responsabilité est différenciée entre un pays en développement et un autre développé. Cette approche, notons-le, est issue de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, que la Tunisie a signé en 1992. Les pays étaient alors divisés en deux catégories, et la Tunisie, en tant que pays en développement, n’avait pas d’engagement proprement dit. Mais depuis l’entrée en vigueur de l’accord de Paris et à partir de 2020, il y a eu un changement de paradigme : chaque Etat, quel que soit son niveau d’émissions, doit calculer et engager une démarche de décarbonation. La Tunisie, qui a signé cet accord, a élaboré sa Contribution nationale déterminée (CND) qui vise à réduire nos émissions de gaz à effet de serre de 41 % à l’horizon 2030. La CND a ensuite été mise à jour, et l’objectif a été revu à la hausse : la Tunisie est désormais appelée à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 45 % d’ici 2030. Ce changement d’approche s’est traduit au niveau des engagements des pays. C’est dans ce contexte que l’Union européenne a instauré la taxe carbone aux frontières, l’un des instruments mis en place par l’Europe pour honorer ses engagements vis-à-vis de l’accord de Paris, qui vise à limiter le réchauffement climatique à 2 °C d’ici la fin du siècle. L’Europe travaille donc à neutraliser ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 pour devenir carboneutre. Afin d’atteindre cet objectif, l’Union européenne s’est fixé une première échéance en lançant le « Fit for 55 » qui vise à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55 % à l’horizon 2030. De cet objectif à moyen terme ont découlé plusieurs mesures dont certaines concernent la composante «bilan carbone». L’Europe, qui veille à réduire les émissions indirectes provenant des marchandises importées, veut exercer une pression sur les pays tiers pour qu’ils diminuent l’empreinte carbone des produits qu’ils exportent vers les pays européens. De là est né le mécanisme de taxation du carbone aux frontières, dont l’objectif est de réduire les gaz à effet de serre à la source. Les produits fabriqués en dehors de l’Europe seront donc soumis à des taxes supplémentaires, ce qui entraînera des surcoûts. C’est là que réside l’importance de la décarbonation d’un point de vue économique. Par ailleurs, cette taxe a également une dimension économique protectionniste. Cet aspect est particulièrement visible dans le secteur automobile : les constructeurs automobiles européens sont directement concurrencés par les Chinois, qui vendent leurs voitures à des prix très compétitifs sur le marché européen. Cette taxe carbone servira donc d’outil pour protéger les industriels européens contre les produits importés sur leur marché.

Cela aura-t-il des répercussions sur l’économie tunisienne, sachant que l’Europe est le premier partenaire économique de la Tunisie ?

Plus de 75 % de nos exportations vont vers l’Union européenne, et cette taxe s’appliquera à nos produits exportés. Certes, pour l’instant, elle ne concerne pas tous les produits. Aujourd’hui, elle s’applique uniquement à certaines catégories telles que les engrais, les produits en béton, les pièces mécaniques, etc. Les exportateurs tunisiens dans ces filières sont donc appelés à payer la taxe carbone aux frontières. Il faut noter que cette taxe repose sur deux indicateurs : le premier est l’empreinte carbone du produit, et le second est le prix du carbone sur le marché international. Tout comme le cours du pétrole, il existe un marché du carbone. Par exemple, aujourd’hui, la tonne de carbone frôle les 80 euros. Pour exporter une tonne d’engrais, il faut donc calculer son empreinte carbone, puis la taxe en fonction du prix du marché.

Ce mécanisme aura-t-il un impact sur la compétitivité de l’économie tunisienne ?

Il est vrai que le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières a un objectif environnemental puisqu’il vise à lutter contre le changement climatique. Mais il a aussi un deuxième objectif : limiter la fuite de carbone. En effet, l’Union européenne a constaté que des entreprises basées en Europe ont commencé à se relocaliser dans des pays tiers, comme le Maroc ou la Tunisie, pour éviter la taxe carbone appliquée aux produits fabriqués en Europe. L’Europe a donc décidé d’instaurer cette taxe pour toutes les entreprises, qu’elles soient basées en Europe ou ailleurs. In fine, ce mécanisme encouragera les entreprises à rester en Europe, car cela présente un moindre coût lié au transport et à la logistique.

Les entreprises tunisiennes sont-elles aujourd’hui prêtes à se conformer aux nouvelles réglementations européennes ?

Oui et non. Je rappelle ici que le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, qui découle du «Fit for 55», a été voté par le Conseil de l’Union européenne le 14 juillet 2021. À l’époque, en tant qu’académicien, j’ai essayé d’alerter les entreprises sur les implications de ce nouveau mécanisme. Nous n’avons pas été entendus et, malheureusement, les structures d’appui de l’État ont pris du retard sur cette question, laissant les entreprises livrées à elles-mêmes. En conséquence, les grandes entreprises, qui en ont les moyens, ont pris les devants et engagé des démarches de décarbonation. Mais les PME ou les entreprises moins informées ont été prises de court. Certaines n’ont même pas entendu parler de cette taxe. Il y a un fossé important entre les entreprises tunisiennes en matière de préparation.

Quelles démarches doivent aujourd’hui entreprendre les entreprises tunisiennes pour mettre en place des politiques de décarbonation ?

Les entreprises tunisiennes doivent d’abord calculer leur empreinte carbone. Tout comme la comptabilité financière, la comptabilité carbone est devenue une obligation depuis la signature de l’accord de Paris. La première étape consiste donc à sensibiliser les entreprises, puis à les inciter à adopter une comptabilité carbone. Le bilan carbone vise à identifier les sources d’émissions de gaz à effet de serre d’une entreprise et à détecter les éléments à améliorer, tels que les sites énergétiques, les énergies renouvelables, les chaînes d’approvisionnement courtes ou les achats responsables. L’objectif est d’élaborer une stratégie de décarbonation. On ne peut pas parler de politique de décarbonation pour une entreprise qui ne possède pas une comptabilité carbone. Il est également essentiel d’impliquer l’ensemble des collaborateurs, du top management jusqu’aux échelons les plus bas. Une fois le bilan carbone établi, on peut définir un plan d’action.

Quels sont les axes principaux d’une telle politique ? L’énergie renouvelable en fait-elle partie?

Pas indispensable. L’expérience nous montre que certaines émissions peuvent provenir de sources inattendues, comme des problèmes techniques liés aux processus de production, tels que des fuites de flux d’hydrogène dans les chambres froides. L’efficacité énergétique est un autre facteur clé pour les entreprises tunisiennes, notamment grâce à l’énergie photovoltaïque. Il existe également des pertes de matières dues à des processus inefficaces qui augmentent l’empreinte carbone. Certes, les énergies renouvelables sont importantes, mais la décarbonation repose sur une démarche globale.

Mais l’intégration des énergies renouvelables dépend principalement de la politique de l’Etat dans ce domaine …

Le régime des concessions et le plan solaire à l’horizon 2030 sont des atouts pour nos entreprises. Il ne faut pas oublier que, sur le plan énergétique, les PME sont doublement pénalisées : d’un côté, la facture énergétique ne cesse d’augmenter et, de l’autre, l’indicateur carbone de l’électricité est élevé, car 90 % de notre électricité provient du gaz naturel.

Quel message adressez-vous aux chefs d’entreprise qui hésitent encore à engager une politique de décarbonation ?

Les chefs d’entreprise doivent comprendre que la situation est critique. Même si la taxe carbone ne concerne pour l’instant que certaines catégories de produits, la liste s’élargira progressivement d’ici 2026. À mon sens, il est essentiel d’anticiper dès maintenant. Rappelons aussi que l’enjeu de la décarbonation pour les entreprises exportatrices ne se limite pas à la taxe carbone. Aujourd’hui, c’est aussi une exigence de la part des clients européens, qui demandent une déclaration carbone avant de se fournir auprès des entreprises tunisiennes. Selon mes observations, la comptabilité carbone est déjà une exigence client pour 75% des entreprises. Il est donc impératif pour les entreprises qui souhaitent adopter une politique RSE de mettre en place une comptabilité carbone.

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