Par Skander SALLEMI (Conseiller fiscal) –
Le débat sur la lutte contre l’économie de rente refait surface avec le dépôt d’un projet de loi sur la liberté économique et la lutte contre l’économie de rente. Ce projet propose la suppression des autorisations et la dépénalisation de la vie économique pour permettre une régénération de l’activité économique par l’entrée en lice de nouveaux opérateurs économiques, notamment les jeunes investisseurs. Ce projet est accompagné d’un exposé des motifs qui mettent en lumière l’hostilité de l’écosystème actuel envers les initiatives des investisseurs privés et l’excès de pénalisation. Mais, dans le contexte présent, cette initiative législative peut-elle, à elle seule, atteindre les objectifs annoncés dans un écosystème façonné depuis des décennies pour une économie de rente bien implantée ?
Les interprétations préjudiciables des lois
En abordant la question de la dépénalisation des infractions économiques, il est essentiel de comprendre l’origine des erreurs commises par les opérateurs économiques souvent visés par des sanctions pénales. A cet égard, il est à noter que la législation en vigueur se caractérise, des fois, par son aspect obscur et complexe. La qualité de certains textes juridiques peut facilement induire en erreur non seulement les opérateurs économiques, mais aussi les experts.
L’administration, organe chargé d’appliquer les textes, est à l’origine d’une doctrine instable et parfois contradictoire, aboutissant souvent à des lectures extrêmes des textes législatifs. Ces interprétations servent de base à des qualifications formulées par les agents de l’administration, lesquelles incriminent des erreurs résultant de divergences d’interprétation ou d’un manque d’information. Cette agressivité est particulièrement visible dans les procès-verbaux rédigés par ses agents, qui relèvent et constatent des infractions présumées.
On peut citer, à titre d’exemple, certaines erreurs dans les déclarations douanières, même en étant sans impact financier sur les droits de l’État, elles entraînent néanmoins des saisies et des mesures conservatoires coûteuses et hostiles. Dans un environnement où l’administration peut librement interpréter les textes de loi, toute initiative législative aurait un effet limité.
Il convient, dès lors, de limiter le privilège de l’interprétation des textes juridiques par l’administration, en transférant cette prérogative à des institutions neutres, comme les tribunaux, mieux habilités à donner un avis sur des questions relevant de leur compétence. De plus, une évaluation continue et indépendante de l’application des textes permettrait de s’assurer de leur bonne mise en œuvre et d’offrir aux opérateurs économiques une sécurité juridique accrue. Une telle démarche pourrait réduire significativement les litiges, entraînant des bénéfices pour l’Etat et les opérateurs économiques en diminuant les dépenses publiques et les coûts financiers supportés par ces derniers.
L’accès à la justice
Selon l’Ocde, l’expression « accès à la justice » désigne : « L’aptitude des individus, des entreprises et des communautés à prévenir les conflits et à obtenir, sans délai excessif, un règlement effectif, juste et équitable en réponse à leurs besoins juridiques et de justice. »(1)
Garantir aux acteurs économiques un accès effectif à une protection de leurs droits constitue un élément clé pour se prémunir contre les abus liés aux interprétations erronées des textes de loi et aux erreurs de qualification. Cela implique de réserver aux tribunaux le rôle exclusif d’interpréter les textes législatifs et de veiller au respect des règles d’interprétation.
Cette démarche suppose également de former les juges pour renforcer leur expertise afin de garantir une bonne application des lois. En plus de former des juges spécialisés, il est indispensable de mettre à leur disposition les moyens humains et matériels nécessaires pour assurer une justice efficace. Ces mesures sont déterminantes pour protéger les investissements et les investisseurs.
Des obligations complexes et lourdes
Une part importante des litiges et des sanctions infligées aux acteurs économiques résulte de manquements à des obligations difficiles à gérer. Ces obligations, souvent conçues de manière unilatérale sans étude d’impact, ne tiennent pas compte des capacités des personnes concernées. Par exemple, certaines obligations déclaratives complexes, assorties de sanctions pénales et d’amendes, touchent des petits métiers à faibles revenus, exercés souvent par des personnes peu instruites. Réviser ces obligations à la lumière des capacités des opérateurs économiques est crucial pour réduire les risques préjudiciables.
Les obligations imposées dans de nombreux secteurs d’activité sont souvent utilisées comme un moyen d’exclure les jeunes entrepreneurs et les PME. Elles alourdissent les charges des jeunes opérateurs avec des coûts et des sanctions disproportionnées. Une approche participative dans la conception et l’application de ces obligations avec la contribution de toutes les parties prenantes et sous la houlette d’institutions indépendantes pourrait instaurer davantage de sécurité, de stabilité et de confiance entre l’administration et les opérateurs économiques.
Conclusion
Dans un écosystème façonné depuis des décennies par les mêmes acteurs de l’économie de rente et sans garanties suffisantes, la nouvelle loi, ainsi que la suppression des autorisations, pourraient générer des risques encore plus graves. Ces nouvelles règles risquent d’exposer un plus grand nombre d’opérateurs à des dangers considérables, créant ainsi un effet contraire aux objectifs préconisés. Une phase de concertation élargie avec tous les acteurs de l’environnement économique, particulièrement autour de la limitation de l’interprétation des textes, est un prérequis pour prévenir les risques et garantir la réussite des initiatives législatives à venir.
(1)https://legalinstruments.oecd.org/fr/instruments/OECD-LEGAL-0498
N.B. : L’opinion émise dans cette tribune n’engage que son auteur. Elle est l’expression d’un point de vue personnel.