Je suis né à La Goulette, dans le quartier dit de la Petite Sicile. Et même si j’ai quitté cette localité étant encore enfant j’en ai gardé un doux souvenir que la légende a continué d’entretenir, nourrie par la fameuse chanson de Farid el-Atrach biçât errih. Celle-ci revenait, lancinante, au moins une fois par semaine à Radio Tunis dont le répertoire, il est vrai, n’était pas alors d’une prodigieuse richesse et que, de toute façon, brouille entre Bourguiba et Nasser oblige, la régie interrompait juste après le passage célébrant La Marsa et La Goulette et leurs « gazelles » et juste avant que cette chanson ne vante la magie les sortilèges du pays du Nil.
Je suis revenu habiter La Goulette à mon retour de Paris, après l’interruption forcée de mes études supérieures, débuts 1970. Et j’ai pu vivre pendant quelques années la fin de l’époque glorieuse que Farid Boughdir a su si magistralement restituer dans son fameux film « La Goulette ». Et si, depuis, je n’ai cessé de vivre en banlieue nord, toujours un peu plus vers le nord jusqu’à la Byrsa où je niche depuis plus de trois décennies, j’ai continué à entretenir avec La Goulette des liens d’affectueuse fidélité. Mais, au fil des ans, c’est-à-dire au fur et à mesure que la ville perdait son âme, ces liens se sont distendus. Jusqu’au divorce. Et ne voilà-t-il pas que, un mois en arrière, un ami m’a invité à déjeuner dans un restaurant récemment ouvert qui se distingue par la qualité de ses produits et de ses prestations sur l’avenue Roosevelt, qui, ici seulement, ravit la vedette à l’avenue Bourguiba.
Les restaurants débordent sur des trottoirs
dûment annexés à ces établissements,
ne laissant aux piétons
que des portions congrues
L’encombrement de l’avenue Roosevelt par beau temps est légendaire. Mais là, c’est la saturation. Et pour cause ! Imaginez qu’entre un restaurant et un autre il y a un restaurant. Quasiment d’un bout à l’autre de l’artère. Je me souviens que naguère, il n’y en avait que quatre ou cinq du côté du marché municipal et quelques rares autres, très espacés les uns des autres, qui s’égrainaient jusqu’au Casino. Mais il y a pire : ces restaurants débordent sur le trottoir dûment annexé à ces établissements, ne laissant aux piétons que de rares portions, les obligeant à se déplacer sur la chaussée qui est elle-même l’objet de convoitise de petits commerces ambulants. Et si, la circulation automobile vous en laisse le loisir et que vous leviez la tête vers les façades, vous êtes pris de vertige devant le bric à broc architectural qui vous écrase.
La Goulette, ce n’est pas un capharnaüm esthétique et un enfer de la circulation. C’est une ambiance, une qualité de vie. Si vous les supprimez, et si c’est juste pour voir des milliers de mâchoires en action, il n’y a plus de raison de s’y rendre en tant que visiteur.
(A suivre)