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8 février 1958 : 67e anniversaire du bombardement de Sakiet Sidi Youssef

Par le Colonel Boubaker BENKRAIEM (*)                   

La guerre d’indépendance de l’Algérie débuta le 1er novembre 1954, alors que la Tunisie et le Maroc menaient une lutte politique soutenue par des actions armées de résistance, en vue d’accélérer les pourparlers avec la France pour l’octroi de leur autonomie. La France, voulant, absolument, garder l’Algérie dans son giron, accorda aux deux protectorats oriental et occidental leur indépendance en 1956. Cette indépendance permit aux combattants algériens d’avoir au Maroc et surtout en Tunisie des bases leur octroyant les possibilités de s’organiser, de s’entraîner, de former des unités de combat et d’aller combattre l’armée coloniale française sur le territoire algérien.

Alors que la guerre d’Algérie fait rage, l’armée française subit régulièrement des attaques venant de l’autre côté de la frontière tunisienne. Le pays, la Tunisie, devenu une véritable base arrière, apporte en effet son soutien logistique par le transit des armes et héberge des troupes de l’Armée de libération nationale (ALN).

En 1958, le commandement de l’armée française en Algérie décide de ne plus tolérer le harcèlement de ses forces.

Aussi, le 2 janvier se produit-il un accrochage à la frontière tuniso-algérienne lors duquel les Algériens réussissent à capturer quatre soldats français et à les ramener dans la région du Kef. Le président du Conseil français, Félix Gaillard, charge le général Buchalet de porter un message au président Habib Bourguiba dans le but de relancer les négociations franco-tunisiennes et de rappeler au président ses obligations de neutralité dans le conflit algérien. Bourguiba refuse de recevoir ce militaire qui avait combattu les fellagas ( les combattants tunisiens lors de la  guerre d’indépendance) en Tunisie, en 1954. Gaillard envoie alors son chef de cabinet, en vain. Bourguiba déclare à la presse : «La France doit comprendre qu’un général pour appuyer une protestation ou une frégate pour soutenir une politique, tout cela doit prendre fin. Si l’action continue, je demanderai l’installation d’un régiment de l’ONU aux frontières». A Paris, ces réactions ne sont guère appréciées car Bourguiba semble ainsi vouloir internationaliser la guerre d’Algérie.

Le 8 février, l’armée française  indique qu’un avion, touché par  une mitrailleuse postée à Sakiet Sidi Youssef, a dû se poser en catastrophe à Tébessa. En représailles, le général Edmond Jouhaud, commandant de la cinquième région aérienne, planifie un raid aérien sur Sakiet Sidi Youssef et le soumet au général Paul Ély qui aurait obtenu l’accord oral du ministre de la Défense Jacques Chaban-Delmas, et autorise  l’engagement de bombardiers lourds.

Le commandement français d’Algérie décide alors de réagir en représailles  contre le village frontalier de Sakiet sidi Youssef par un important raid aérien mené le 8 février 1958, avec des pertes humaines et des conséquences politiques considérables. Depuis, chaque 8 février, la Tunisie et l’Algérie commémorent conjointement cet événement.

L’opération implique 25 avions : onze bombardiers B-26, 6 chasseurs bombardiers Corsair et 8 chasseurs Mistral. Vers 10 h 50 de ce 8 février 1958, un marché où se pressent des paysans de la région est mitraillé par une escadrille de chasseurs volant en rase-mottes. Par la suite, trois vagues de sept bombardiers A-26 pilonnent la localité jusque vers midi ; les Corsair neutralisent les  batteries anti-aériennes et les B-26 détruisent la mine de plomb désaffectée qui servait de camp à l’Armée de libération nationale algérienne. Alors que la Croix-Rouge internationale était dans  le voisinage du village durant l’attaque, pour assister des réfugiés, le commandement militaire français est prêt à prendre des risques : deux camions de la Croix-Rouge sont ainsi détruits, ainsi que l’école du village remplie d’enfants en cette matinée.

Le bilan des pertes humaines s’est élevé à entre 72 et 75 morts et 148 blessés, dont une douzaine d’élèves d’une école primaire  et des réfugiés algériens regroupés par une mission de la Croix-Rouge.

En réaction, la Tunisie rompt les relations diplomatiques, expulse cinq consuls français qui exerçaient dans les principales villes du pays, organise le blocus des casernes françaises, encore sur le territoire national, et met sur pied une visite organisée à Sakiet au profit de la presse internationale. Le conflit purement franco-algérien prend une dimension plus internationale avec la plainte déposée par la Tunisie auprès de l’ONU. Le Conseil de sécurité décide alors de mettre en place une mission de bons offices confiée à l’Américain Robert Murphy et au Britannique Harold Beeley.

Parallèlement, Robert Murphy soutient ouvertement la position du président Bourguiba et entraîne le président Eisenhower à exercer une forte pression sur le gouvernement français (lettre personnelle adressée à Félix Gaillard le 10 avril).  Face à la polémique, le cabinet Gaillard est renversé par l’Assemblée nationale le 15 avril, les partisans de l’Algérie française évoquant «un nouveau Munich». Les communistes votent également la censure du gouvernement. Cette crise ouvre ainsi la voie au retour du général de Gaulle au pouvoir. Celui-ci prescrit, le 17 juin, un accord  stipulant  «l’évacuation de toutes les troupes françaises du territoire tunisien à l’exception de Bizerte». En outre, et compte tenu des suites de la guerre de libération de l’Algérie, les réfugiés algériens affluèrent en Tunisie par milliers dès la proclamation de l’indépendance tunisienne fuyant les combats, les exactions, les arrestations, les brimades, les emprisonnements que leur faisaient subir les troupes françaises. Des camps de toile ont été montés, en Tunisie, non loin des frontières pour les accueillir dans les meilleures conditions possibles.

Toutefois, des actes de provocation, des incursions et des accrochages le long de nos frontières sont devenus monnaie courante. En effet, quelques mois seulement après l’indépendance, un violent accrochage opposa, le 16 octobre 1956, une compagnie de l’armée française à un groupe de résistants algériens dirigés par Si Abbes, entre Bouchebka et Kasserine, près de Thélepte. Le bilan de l’accrochage a été très lourd pour l’unité française qui enregistra seize morts et dix-huit blessés pour cinq morts du côté de l’ALN. Les troupes françaises, appelées en renfort, se livrèrent, en territoire tunisien, à un ratissage systématique des cheikhats de Fej Hassine et de Hydra et exercèrent des représailles contre la population. Des femmes ont été blessées, des hommes arrêtés et conduits en prison, des gourbis ont été incendiés et beaucoup de monde a été contraint à fuir. Dans son discours du 19 octobre 1956, le Premier ministre Bourguiba remet en question le statut de la présence des troupes françaises en Tunisie et pose le problème de leur évacuation et rappelle que «les autorités françaises doivent comprendre qu’elles sont tenues de respecter dans chaque Algérien qui se trouve dans ce pays l’autorité tunisienne, que la Tunisie ne permettra pas que la France se serve de notre pays comme base de départ dans la guerre qu’elle mène en Algérie. La France doit savoir que l’armée française stationnée en Tunisie ne doit être en aucune manière articulée sur l’armée française qui opère en Algérie». De plus, il donne l’ordre à l’armée tunisienne, encore en formation, de protéger les frontières et de résister, au besoin, aux troupes françaises.

Aussi, du fait de l’arrivée des katibas de l’ALN et de leur renforcement, par la mobilisation, d’office, des jeunes algériens réfugiés avec leur famille en Tunisie, en ce lieu sûr leur permettant de s’organiser, de s’équiper, de s’entrainer et de repartir combattre en Algérie, l’Armée nationale tunisienne s’est organisée pour être présente le long de la frontière pour la protéger des incursions françaises et permettre aux combattants de l’ALN d’être rassurés quant à leur sécurité. C’est pour cela que quelques semaines seulement après le transfert, de l’Armée française à l’Armée tunisienne d’un régiment inter-armes composé de tunisiens servant dans l’Armée française et volontaires pour intégrer l’Armée tunisienne, le service militaire d’une durée d’une année a été instauré pour les jeunes Tunisiens âgés de vingt ans. Et face au besoin urgent en encadrement, il a été fait appel aux réservistes, les anciens engagés dans l’armée française et qui étaient encore relativement jeunes. Les besoins de défense de la frontière tuniso-algérienne nécessitèrent aussitôt la mise sur pied en faisant appel aux réservistes qui ont effectué leur service militaire du temps du protectorat, et même avant la fin de l’année 1956, de plusieurs bataillons d’infanterie qui ont été implantés comme suit : le 1er bataillon couvrant les gouvernorats de Gabès et Gafsa avec poste de commandement à Gabès sous la houlette du commandant Mohamed Missaoui, le 2e couvrant les gouvernorats de Souk Larbaa  (Jendouba) et Le Kef avec poste de commandement à Aïn Draham et dirigé par le Commandant Lasmar Bouzaiane et le 3e bataillon d’infanterie couvrant le gouvernorat de Kasserine avec poste de commandement à Kasserine et conduit par le Commandant Ahmed El Abed.

Pour ce faire, des postes frontaliers, dont le niveau varie, selon le terrain et l’importance de la position, entre un groupe de combat (11 hommes) et une section (31 hommes), ont été implantés le long de la frontière dans des conditions parfois difficiles. Leurs positions dépendaient, essentiellement, du terrain et certains étaient à quelques centaines de mètres de la frontière alors que d’autres étaient implantés à seulement quelques kilomètres. En effet, la plupart des postes ont été installés, au départ, dans des guitounes et au fur et à mesure des possibilités et des opportunités, les militaires ont occupé soit des constructions abandonnées que les soldats eux-mêmes ont réparées ou agrandies et badigeonnés, soit ils ont construit eux-mêmes leur poste, utilisant les matériaux trouvés sur place (la pierre, le mortier composé de terre et de paille, des branchages d’arbres pour la toiture); pour un petit nombre, ils ont utilisé les fermes des colons français dont les terres ont été nationalisées avant terme du fait de leur proximité de la frontière; en fait, soixante postes tunisiens partant de la mer Méditerranée, au nord et allant au sud, jusqu’au Grand Erg Oriental, à Bordj El Khadhra, veillaient jour et nuit, été comme hiver, sur nos frontières.

Le 11 janvier 1958, un accrochage très sérieux eut lieu à djebel El Ousta, en Algérie, non loin de Sakiet, entre un élément de l’ALN et un groupe de militaires français. Les résultats ont été terribles : quatorze soldats français tués et quatre faits prisonniers.

Conscient de la gravité de la situation, le président Bourguiba soutient que l’engagement s’est produit loin de notre territoire alors que le général Salan met en cause l’entière responsabilité de la Tunisie qui héberge et aide les combattants algériens et leur permet d’utiliser son territoire comme base de départ pour leurs actions en Algérie.

Le président du Conseil, Felix Gaillard, voulant exprimer son intransigeance et son mécontentement dépêcha, par avion spécial, le général Buchalet et son chef de cabinet, porteurs d’un message au président Bourguiba relatif à cet accrochage. Il voulait aussi demander au gouvernement tunisien de mettre fin à l’aide fournie aux combattants algériens d’une part, et d’autre part de libérer les soldats français faits prisonniers par l’ALN. L’envoi de pareille délégation ayant été considéré, par la Tunisie comme un ultimatum, Bourguiba refusa de la recevoir. Celle-ci rentra à Paris bredouille. Cette situation envenima davantage les relations entre les deux pays. La presse française conservatrice parle d’affront diplomatique et de «nouvelle version des coups d’éventail».

Mécontente de ce revers, la France maintient sa pression, arrête sa coopération financière, suspend les négociations en cours, et rappelle son ambassadeur, George Gorse. Comme souvent un malheur n’arrive jamais seul, c’est encore sur la frontière algéro-tunisienne, au djebel Tarf, à l’ouest de Tebessa, que vers la mi-janvier 1958, eut lieu l’un des plus importants accrochages entre des éléments de l’ALN et des unités de l’armée française fortement appuyées par l’aviation et des hélicoptères. Le bilan était, du côté français, lourd, catastrophique même: des dizaines de soldats français tués, et une grande quantité d’armes légères et collectives récupérée. Cet accrochage eut pour résultat la multiplication de la violation du territoire tunisien par l’aviation française. D’ailleurs, un avion T6 a été touché le 30 janvier 1958 par la D.C.A. (défense contre avions) tunisienne et a été obligé de se poser en rase campagne en Algérie, non loin des frontières. De même, un autre avion T6 a été l’objet de tirs tunisiens dans la région de Sakiet le 7 février 1958. Le 8 février vers 09h00, un autre avion a été gravement atteint par des tirs provenant de Sakiet, a subi d’importants dégâts qui l’obligèrent à se poser en détresse à Tébessa. C’est alors que le général Salan, commandant en chef en Algérie, donna l’ordre d’attaquer Sakiet Sidi Youssef. Et l’irréparable eut lieu ce même jour vers 11h00 : plusieurs escadrilles d’avions français d’Algérie ont bombardé, durant une bonne heure, le paisible village frontalier de Sakiet Sidi Youssef. Les résultats étaient de près de 75 morts et 400 blessés, tous des civils sans armes ainsi que d’énormes dégâts matériels.      

Les conséquences politico-stratégiques du raid sur Sakiet Sidi Youssef étaient fort importantes :

a – d’abord, il y a eu, du côté tunisien, une mobilisation du front intérieur, une mobilisation de l’opinion française ainsi qu’une mobilisation internationale,

b – ensuite, sur le plan international, la guerre d’Algérie n’est plus, comme la France l’a toujours soutenu, une affaire intérieure française,

c – enfin, le C.C.E algérien (le Comité de coordination et d’exécution) qui deviendra le 9 septembre 1958 le gouvernement provisoire de la République algérienne, exprime sa solidarité totale avec le peuple tunisien et ses dispositions pour mettre ses forces militaires aux côtés des forces tunisiennes afin de sauver l’indépendance tunisienne.

Le bombardement de Sakiet a rendu d’énormes services non seulement à l’Algérie combattante puisqu’il a permis l’internationalisation de “l’affaire algérienne“ mais encore au raffermissement des relations entre nos deux pays dont le passé, le présent et l’avenir sont communs. 

La Tunisie, profitant, avec beaucoup de subtilité, de cette agression caractérisée, prit les mesures suivantes :

1) une plainte fut déposée auprès du Conseil de sécurité de l’ONU,

2) une mesure d’interdiction à l’armée française, stationnée en Tunisie, de quitter ses casernements fut prise,

3)  des barrages furent dressés devant toutes les casernes françaises par les jeunes destouriens, appartenant au Parti au pouvoir ; ceux-ci étaient munis de gourdins, de bâtons et se relayaient jour et nuit. La population voisine était chargée de leur alimentation et souvent les femmes venaient, tout près d’eux, pousser des youyous pour les encourager. Par ailleurs, ces jeunes étaient appuyés, d’assez près, par des éléments de l’armée déployés non loin de là,

4) la Tunisie demanda officiellement l’évacuation de toutes les troupes françaises stationnées sur son territoire,

5) une campagne de presse, savamment orchestrée, maintenait la pression sur les troupes françaises d’une part et d’autre part gonflait à bloc notre moral.

Les conséquences politico-stratégiques du raid sur Sakiet Sidi Youssef étaient fort importantes :

a – d’abord, il y a eu, du côté tunisien, une mobilisation du front intérieur, une mobilisation de l’opinion française ainsi qu’une mobilisation internationale,

b – ensuite, sur le plan international, la guerre d’Algérie n’est plus, comme la France l’a toujours soutenu, une affaire intérieure française,

Le 1er juin 1958, le Général de Gaulle a été investi par l’Assemblée nationale comme président du Conseil des ministres. L’une de ses premières actions a été d’assainir la situation avec la Tunisie et le Maroc. Par un accord signé le 17 juin 1958, le Général de Gaulle décida que toutes les troupes françaises soient évacuées du territoire tunisien, au plus tard le 1er octobre 1958, exception faite pour Bizerte. Les Unités classiques et sahariennes tunisiennes ont pris alors la relève et s’investirent totalement, malgré leurs faibles moyens, dans toutes les régions, y compris dans ce Sahara majestueux.

B.B.

(*) – Commandant le secteur frontalier de Sakiet ( 1958-61),

– Etat-major armée, Cdt Btn  et  divers stages ( 1962-72), 

– Ecole supérieure de guerre, Paris (1973-75 ),

– Commandant les Unités sahariennes (1976-80),

– Attaché militaire à Rabat (1980-83),

– Sous-chef d’état-major Armée terre (1983-86),

– Gouverneur ( 1990-93).

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