La Presse — Nous disions, dans notre deuxième visite à La Goulette, que la plage de la station balnéaire la plus populaire de la banlieue de la capitale a été érodée par l’érection de bâtisses à plusieurs étages qui se multiplient le long de l’avenue Roosevelt, artère principale de cette cité qui s’étire tout en longueur, et qui empêchent le vent de circuler librement. Cet obstacle artificiel face à un élément dont la localité a la réputation de faire bénéficier ses résidents en périodes caniculaires (en-nesma w halq el-oued) s’est traduit par un sévère rétrécissement du banc de sable qui garnissait sa côte.
Et comme si cela ne suffisait pas, et face à la pénurie de locaux disponibles sur la devanture maritime, les entrepreneurs en industries de la restauration se sont tournés… vers la mer ! Oui, ils se sont mis à conquérir l’élément liquide pour pallier ce déficit. On trouvera que je chipote à propos de cette nouvelle « conquête », des « jetées » ayant été aménagées sur ce littoral dès les débuts du siècle dernier pour offrir aux visiteurs les plaisirs de bons moments gourmands et même de soirées dansantes dans le clapotis des vaguelettes du « large ». Mais il y a loin de la coupe aux lèvres.
Après avoir démantelé cet équipement (en bois), d’inspiration « étrangère » et dévoyée, dès les premières années de l’Indépendance, voilà qu’en ce premier quart du XXIe siècle, les autorités de La Goulette ressuscitent le charme suranné de cette formule et autorisent, certes sur pilotis, l’aménagement de ce « nouveau » genre d’établissement, l’alcool en moins en gage de pudeur. Un vaste (trop vaste) restaurant a ainsi été aménagé off-shore.
Les clients n’y viendront
que pour se voir les uns les autres
mâcher une recette éculée,
faute de loisirs qui égayent leur séjour
La formule ne pouvait qu’être attrayante parce que « innovante » aux yeux des jeunes générations. Alors, on pouvait la répliquer une fois ; deux fois. Et ce sont ainsi trois clones (même agencement, même offre culinaire) qui s’égrènent aujourd’hui sur la côte. Et, entre un établissement et l’autre, la terrasse d’un café installé de l’autre côté de la chaussée pour ne pas reproduire fidèlement l’organisation de l’espace qui prévaut à l’envers du ce décor, sur l’avenue Roosevelt.
Alors résumons-nous. Au jour d’aujourd’hui, on dénombre 37 restaurants ouverts rien que sur l’avenue Roosevelt et une douzaine d’autres fermés pour cause de réfection ou en cours d’aménagement. Dans ce chapelet, quelques ilots d’authenticité, des locaux (le plus souvent des résidences) en sursis dont on devine qu’il n’est que très provisoire, à l’instar de cette superbe maison édifiée en 1914, du temps de la gloire de cette cité cosmopolite, quand elle était la villégiature préférée de la classe moyenne tunisoise. Et autant dire qu’entre un restaurant et un autre, il y a un restaurant.
Conclusion logique : La Goulette a perdu son âme. Elle n’est plus qu’un immense et triste réfectoire. Le jour viendra où les clients n’y viendront que pour se voir les uns les autres mâcher une recette éculée, faute de loisirs qui égayent leur séjour (animation, espaces culturels, artistiques, ni même de voies pour la déambulation). Comme c’était le cas jadis.