Accueil Culture Zahoua Raji et Ayoub Layoussifi, réalisateurs de Chikha, à La Presse : Chikha est une histoire d’héritage à conserver

Zahoua Raji et Ayoub Layoussifi, réalisateurs de Chikha, à La Presse : Chikha est une histoire d’héritage à conserver

Par notre envoyé spécial à Clermont-Ferrand Haithem HAOUEL

Unique participation marocaine à la 47e édition du festival international de Clermont-Ferrand, dédié aux courts métrages, le film Chikha saisit par sa portée engagée. Véritable immersion dans un univers musical, festif, dansant typique et 100% féminin qu’est le «Aïta», l’histoire nous fait pénétrer dans le quotidien des «chikhat», véritables gardiennes d’un art ancestral. Leur chant est aux prises avec les difficultés de l’époque, mais perdure toujours, grâce à la sauvegarde de cette pratique musicale, de nos jours revisitée, fusionnée avec d’autres sonorités modernes, mais toujours valorisée.

La Presse — Chikha nous transporte en 1994 et nous présente Fatine, jeune fille de dix-sept ans, qui vit avec sa mère Nadia, chikha de profession, et son grand-père Hamid, à Azemmour, dans le sud-ouest du Maroc. Bac en poche, Fatine est tiraillée entre deux voies opposées: soit perpétuer la tradition artistique familiale, soit mener une vie plus rangée avec son amoureux Youssef, qui dénigre son héritage artistique sulfureux. Un ultimatum imprévu l’oblige à prendre une décision radicale. Le synopsis en dit sur la pertinence de l’histoire. C’est le récit d’un affranchissement, d’une émancipation féminine et un hymne à la liberté des « Chikhat », qui ont joué un rôle important dans l’histoire du pays.

Retenu en compétition internationale des courts métrages à Clermont-Ferrand, le film a été présenté aux JCC 2024 et au Red Sea. Réalisé par Zahoua Raji et Ayoub Layoussifi, il poursuit actuellement son bout de chemin. Prochainement, il est attendu au Malmö arab film festival en Suède, dans un festival panafricain organisé à L.A, nominé dans «le best Short Narrative», à Aspen, en Grèce et au Canada. L’interprétation des acteurs Sanaa Gueddar, Rita Kribi et Oussama Fal ne nous laisse pas indifférents et l’accueil du public a été unanimement positif en France. Entretien avec un duo qui se fraye un parcours distingué.

Tout un art est dévoilé au goût du jour à travers votre film « Chikha ». Véritable plongée dans les us et coutumes festifs et traditionnels du Maroc, votre court métrage est tissé autour d’une condition féminine fascinante et résistante. Tout un processus de recherche a été effectué autour de cette pratique d’el « Aïta ». Parlons–en.

Ayoub Layoussifi : Pour cette condition et au fur et à mesure de nos recherches, tout s’est confirmé pour nous : l’« Aïta » est un véritable art à part entière. C’est un art musical, avec des textes poétiques ancestraux. Les textes se transmettent comme des poèmes, d’une mère à sa fille, ou d’une façon intergénérationnelle. Les femmes qui pratiquent cet art s’appellent couramment les « Chikhat » et c’est un univers musical essentiellement féminin. Elles chantent et dansent, dans des ambiances masculines, le soir, entourées de musiciens hommes, à l’époque de la colonisation, et ce, jusqu’à l’époque moderne. Il y en avait parmi elles, qui étaient résistantes, dans leur manière, leur façon de pratiquer «l’Aïta». Par exemple, elles assuraient leurs spectacles courageusement dans des soirées de colons. Pour exprimer leur mécontentement et leur résistance, elles disaient des textes formulés par elles, tels des messages codés et ce, pour envoyer des messages d’une tribu à une autre, dénoncer des collaborateurs ou des taupes, insulter les colons, dire où les armes sont cachées… les «Chikhat» le faisaient aisément. Au fil du temps, sept genres de «Aïta» ont vu le jour dans plusieurs régions du Maroc. Les textes sont mélancoliques, chantent l’amour, la sensualité, ce sentiment du déracinement d’un pays ou d’une région qu’on a quittés. Dans les années 90, il y a eu une régression de cet art, avec l’arrivée de la modernité musicale venue d’Egypte ou d’Orient.

Zahoua Raji : Avant, les mariages duraient sept jours. Maintenant, c’est 2 ou 3 jours, pour la plupart. Les familles préfèrent rebudgétiser. Ceux qui ont les moyens reviennent à l’art «Aïta». Récemment, de nombreuses familles renouent avec le patrimoine musical et les spectacles des «Chikhat». Cette envie commune de conserver une tradition ou une partie de notre patrimoine musical marocain s’est imposée. Et c’est tant mieux. L’art d’El «Aïta» et les «Chikhat» ont toujours été évoqués dans de nombreux documentaires, comme pour conserver les dernières bribes autour de ce savoir ancestral. Il y a des historiens qui travaillent dessus, des livres parus et autres réalisations… et des genres d’« Aïta », revisités et modernisés. La jeune génération puise dans son patrimoine ancien et le modernise comme par exemple Widad Mjama, rappeuse marocaine et son travail musical élaboré avec EPI, musicien tunisien. Ils ont réalisé un mélange d’« Aïta » et de rock électro.

A.L. : Dans des concerts ou des cérémonies très officielles, cette musique résonne toujours autant. Les « Chikhat » chantent « Al Aïta », et les chants populaires. Ce sont des ambiances propres à elles, et les gens réclament des registres et de nombreuses chansons.

Ce film est coréalisé par vous deux. Comment cet intérêt a vu le jour ?

A.L.: L’idée originale, c’est celle de Zahoua. Quand elle m’en a parlé, après quelques recherches et des prises de contact avec des « Chikhat », ça tombait bien pour moi, parce que le sujet m’intéressait beaucoup.

Z.R.: Je voulais faire un film sur les «Chikhat», mais je n’avais pas un background cinéma. Je suis photographe initialement. Je n’étais pas sûre de pouvoir le faire. J’écrivais, j’arrêtais, j’interrompais, et je m’en remettais, et puis il y a eu la maternité, et les tournants de la vie… Et puis, à un certain moment, on a commencé à écrire ensemble, mais ce n’était pas facile au quotidien. On a donc fait appel à Yamina Zarou, notre coscénariste, et Ayoub a scénarisé le film en mettant mes idées sur papier. Tout un scénario a été écrit autour de ce couple de jeunes Marocains qu’on voit dans le film. Le scénario est co-écrit par Yamina et Ayoub. La post-prod s’est enchaînée. L’écriture a pris beaucoup de temps à cause des financements et de la levée des fonds. Les scènes visuelles pour moi, on les voyait, et elles étaient faciles à réaliser. Il fallait leur donner vie.

Pourquoi ne pas avoir traité de ce sujet dans un documentaire ?

Z.R.: J’avais tellement d’images dans ma tête que ça ne fonctionnait pas avec le documentaire. La scène finale est une scène forte, intense. Sur le documentaire, il fallait tricher. Si j’avais fait un doc, il aurait été «Freestyle». Quand on dirige les comédiens et quand on écrit, c’est davantage cadré, maîtrisé. C’est donner vie à un spectacle. J’espère que cet art sera traité aussi souvent dans d’autres films.

A.L : On a voulu pour notre mise en scène qu’elle soit brute et sans artifices. La caméra bouge, elle participe. Les scènes de danse, d’ouverture, de clôture du spectacle… Nous les avons filmés sur le tas, ou en studio, et cela nous a permis de faire plein de trouvailles, de captations live… Il y a du vrai, du réel et notre style de mise en scène est imprégné par le documentaire qu’on aime beaucoup et qui n’est pas loin.

Les événements du film se passent en 1994. Pourquoi cette année précisément ?

Z.R.: Personnellement, je trouve que la période florissante de cet art, c’était pendant les années 90. Les «Chikhat» étaient très présentes dans les mariages durant cette décennie-là. C’était comme si je leur donnais rendez-vous en pleine saison des mariages. Ce sont des atmosphères qui ont imprégné mon enfance. C’était aussi une époque qui a vu naître la télé, les cassettes VHS, et cet art commençait à décliner et à devenir vieux, au fil des ans.

A.L.: On a trouvé intéressant d’écrire l’histoire avec une jeune fille de 17 ou 18 ans, d’une famille de troubadours. Une jeune fille qui voudrait reprendre le flambeau des « Chikhat », l’entretenir, et le mettre au goût du jour. Chikha est une histoire d’héritage à conserver. La jeune fille est révolutionnaire, rebelle ayant une certaine fierté qu’elle exprime et met en lumière l’héritage de sa mère et de son milieu.   

La musique de votre film se distingue. Quel travail a été fait autour du son et du Sound Track ?

A.L.: Au fur et à mesure de l’écriture, nous avons retenu des morceaux, extraits du patrimoine « Aïta ». On en a choisi 4, interprétés et réinterprétés et par les personnages féminins, et enregistrés en studio et en live. Dans le mixage son, il y a eu les prises live, l’ambiance du public. Un grand travail s’est fait autour du montage son. Ça nous a pris beaucoup de temps, bien plus que le montage images.

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