Accueil Culture Tunis, Théâtres du Monde : « Sucre: An Ice Cream for a Nice Crime » de la Côte d’Ivoire… : Quand la douceur du sucre porte le poids de l’esclavage

Tunis, Théâtres du Monde : « Sucre: An Ice Cream for a Nice Crime » de la Côte d’Ivoire… : Quand la douceur du sucre porte le poids de l’esclavage

Une expérience scénique fusionnant jeu corporel dramatique, histoire, musique et lumière, dévoilant ainsi les complexités de l’héritage de l’esclavage et de la domination coloniale.

La salle 4e Art à Tunis a accueilli, dans la soirée du dimanche 23 mars 2025, la performance théâtrale et dansée «Sucre: An Ice Cream for a Nice Crime», mise en scène par Abdoulaye Trésor Konaté de la Côte d’Ivoire, dans le cadre de la troisième édition de la manifestation «Tunis, théâtres du monde». Cette œuvre artistique propose une expérience scénique fusionnant jeu corporel dramatique, histoire, musique et lumière, dévoilant ainsi les complexités de l’héritage de l’esclavage et de la domination coloniale. Ici, le sucre se transforme en un symbole d’une douceur illusoire, masquant des crimes coloniaux et une longue histoire de souffrance et de servitude.

Dès les premières secondes du spectacle, le public se trouve face à une mise en scène non conventionnelle : sur un sol recouvert de grains de sable et de sucre éparpillés, un danseur au corps épuisé, au regard perdu, évolue comme une entité portant en elle le poids de l’esclavage, toujours présent malgré le passage du temps. Les mouvements alternent entre chutes et redressements, entre rotations et arrêts soudains, comme si le corps dialoguait avec lui-même, cherchant à s’extraire d’un cycle infini d’exploitation et de domination. Dans cette dramaturgie du geste, les mots deviennent superflus: c’est le corps qui parle, qui exprime la douleur, mais aussi la résistance.

«Sucre: An Ice Cream for a Nice Crime» porte à premier coup d’œil intrigue. Il repose sur une contradiction linguistique frappante et porte en lui une multitude de significations. Le sucre, souvent associé à la douceur et au plaisir, cache pourtant une histoire sombre, intimement liée au colonialisme, à l’esclavage et à l’exploitation économique des colonies africaines. Il représente ici une matière première transformée en marchandise mondiale, dont la production a eu un impact dévastateur sur la vie de millions d’esclaves forcés de travailler dans les plantations. Ainsi, le titre joue sur cette dualité entre la douceur apparente et la réalité brutale, mettant en lumière le contraste saisissant entre la forme et la profondeur du récit historique.

L’expression «An Ice Cream» évoque l’enfance et l’innocence, mais le fait de l’associer à un contexte de « crime » crée un effet de tromperie. Elle devient une métaphore puissante de la manière dont l’exploitation économique et le colonialisme ont été dissimulés sous des apparences séduisantes et attractives, cachant en réalité des siècles de souffrance.

De même, la combinaison «Nice Crime» (Beau crime») crée une sorte de choc sémantique à la fois évocateur et provocateur. Habituellement, un crime est un acte inhumain et condamnable ; or, le qualifier de «nice» (agréable) dissimule une ironie mordante. Cette juxtaposition inattendue reflète le paradoxe fondamental du spectacle : comment les atrocités du colonialisme et de l’esclavage ont-elles pu être présentées, voire acceptées, sous une forme socialement et économiquement légitimée ? Comment l’exploitation continue-t-elle aujourd’hui sous des formes modernisées, sans être perçue comme intrinsèquement violente ? Ce questionnement lève le voile sur l’illusion qui entoure l’histoire coloniale et ses répercussions contemporaines.

L’un des éléments clés du spectacle réside dans l’utilisation du sucre comme élément visuel et métaphorique sur scène. Depuis le XVIIe siècle, le sucre est devenu l’une des marchandises les plus prisées sur les marchés européens, mais derrière cette douceur apparente se cache l’histoire tragique de millions d’êtres humains réduits à l’esclavage pour cultiver la canne à sucre dans les Caraïbes et les Amériques. Le spectacle manipule cette substance comme un miroir du système colonial : tout comme le sucre a été transformé en un produit de luxe pour l’Europe, les corps des esclaves ont été réduits à de simples instruments de production.

Dans la mise en scène, le sucre envahit l’espace, s’accroche aux corps, s’insinue dans les mouvements comme un fardeau invisible mais omniprésent. Ce choix visuel simple, mais puissant, confronte le spectateur à une question essentielle : comment les structures d’exploitation du passé continuent-elles à se reproduire aujourd’hui sous d’autres formes ?

L’espace théâtral ne sert pas seulement de cadre au jeu dramatique : il devient lui-même un élément dramatique à part entière. Le sol sablonneux, recouvert de sucre, crée un paysage visuel troublant, où chaque pas, chaque chute, chaque frottement du corps contre la terre résonne comme un écho du travail forcé, de l’épuisement et de la lutte. Le sucre, sous les projecteurs, semble d’abord scintiller, presque séduisant, avant de révéler sa nature suffocante et collante — une métaphore des chaînes invisibles que l’histoire impose au corps noir.

L’éclairage joue également un rôle crucial : des lumières chaudes évoquent le soleil des plantations, tandis que des tons froids rappellent la brutalité des usines modernes. A certains moments, les projecteurs illuminent le sucre au sol, lui donnant un éclat presque hypnotique — une fausse promesse de richesse et d’abondance, dissimulant en réalité l’exploitation qui le sous-tend.

L’ensemble du spectacle repose sur le langage du corps, à travers des mouvements chorégraphiques d’une grande précision. Derrière leur fluidité et leur esthétique harmonieuse, ces gestes expriment une profonde douleur. Certaines séquences gestuelles se répètent en boucle, renforçant une impression d’enfermement, d’une souffrance qui se prolonge à travers les générations.

Parfois, le danseur se redresse, lutte, cherche à briser ce cycle infernal, mais l’épuisement le rattrape, et son corps s’écroule à nouveau sous le poids d’un héritage historique inéluctable. Pourtant, même dans la chute, il y a une trace de révolte : un refus de céder face à la fatalité.

À travers ce spectacle, Abdoulaye Trésor Konaté interroge la condition humaine et les formes contemporaines d’exploitation. L’esclavage, autrefois matérialisé par des chaînes, des navires négriers et des plantations, se perpétue aujourd’hui sous des formes plus insidieuses : travail forcé, domination économique, discriminations systémiques, consumérisme aliénant.

Le spectacle ne cherche pas à imposer une réponse, mais plutôt à susciter des réflexions sur la relation entre passé, présent et avenir. Il nous rappelle que les cicatrices de l’histoire ne disparaissent pas — elles se transforment et prennent de nouveaux visages. Sommes-nous prêts à les voir, à les reconnaître et à les affronter ?

Avec « Sucre: An Ice Cream for a Nice Crime », la scène devient un lieu de mémoire et de résistance, où le corps, malgré la douleur, résiste, danse et proclame son existence.

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