Accueil Culture L’écrivain et éditeur Sami Mokaddem à La Presse : « Je propose une vision pour restructurer le domaine de l’édition »

L’écrivain et éditeur Sami Mokaddem à La Presse : « Je propose une vision pour restructurer le domaine de l’édition »

Sami Mokaddem est un écrivain de renommée. Ses œuvres, en arabe et en français, ont obtenu un grand succès auprès des lecteurs et des critiques et lui ont valu de nombreuses distinctions littéraires, dont deux prix Comar et le prix national de la production littéraire 2022. En tant qu’éditeur dynamique et influent, il joue un rôle important dans le paysage culturel tunisien. Au fil de cet entretien, il nous dévoile les coulisses de son métier, les défis auxquels le secteur fait face et sa vision du futur de l’édition.

Vous êtes connu principalement en tant qu’écrivain. Pourquoi avez-vous pris la décision de percer dans le monde de l’édition ?

Lorsque mon ami et auteur Atef Attia et moi-même avons proposé nos manuscrits aux maisons d’édition, ils n’ont pas été acceptés sous prétexte qu’un thriller n’a pas sa place sur le marché et qu’on n’a pas de ligne éditoriale dédiée à la littérature du genre en Tunisie. Ils n’ont pas voulu prendre ce risque comme ils pensaient que ça n’intéresse pas les lecteurs. Nous avons donc fondé notre propre maison d’édition afin de publier nos livres et cela a porté ses fruits. C’était il y a 11 ans. Les premiers lecteurs font même partie de notre cercle d’amis actuel.

Avec du recul, comment évaluez-vous cette expérience ? Quels sont les défis qui se posent encore ?

Les challenges sont sur deux niveaux. Premièrement, le métier d’éditeur n’est pas vraiment rentable. Le marché est restreint. Peu de lecteurs achètent les livres qu’ils lisent. C’est surtout dû aux prix relativement élevés par rapport au pouvoir d’achat. Le deuxième problème concerne la distribution.

Les distributeurs se contentent des grandes librairies et n’atteignent pas l’intérieur du pays ni les zones rurales. La plupart des librairies ne vendent que les fournitures scolaires. C’est un problème que tous les écrivains et éditeurs reconnaissent. On ne peut pas s’attendre à ce que les lecteurs fassent de longs trajets pour acquérir les derniers livres à paraître.

Qu’est-ce qui explique les prix aussi chers des livres ?

Les coûts d’impression sont particulièrement élevés. On doit prévoir approximativement 10 dinars pour 300 pages sans compter d’autres frais comme la couverture et la correction. Le distributeur touche entre 45  et 50% des chiffres de vente. Le prix doit donc dépasser systématiquement 30d pour rémunérer l’auteur à 10% et couvrir les dépenses. Il n’en reste qu’un dinar ou deux par exemplaire pour l’éditeur. Donc, contrairement à ce que l’on croit, la plus grande part des gains ne sera pas partagée entre l’auteur et l’éditeur.

Est-ce que ce problème de répartition des pourcentages se pose en Tunisie d’une manière particulière ?

C’est le même taux partout dans le monde, sauf que ce n’est pas le même effort fourni. Ce sont les distributeurs qui gagnent le plus alors qu’ils ne font que la livraison et rien que ça. Ils ont réduit leur rôle au transport des livres et les librairies se contentent simplement de les exposer. C’est l’écrivain lui-même qui se charge de faire la promotion sur les réseaux sociaux et à travers les médias, ce qui nécessite des frais supplémentaires. Ce qui justifie ce taux dans les autres pays, c’est que les distributeurs ont une équipe de commerciaux qui lisent les livres et les présentent dans les librairies pour qu’ils soient recommandés aux lecteurs.

En Tunisie, la plupart des libraires n’ont aucune idée sur les œuvres qu’ils vendent. Il y a aussi le volet marketing avec l’affichage urbain, les passages télé, les rencontres radio.  Le distributeur a donc un rôle principal qui devrait justifier le pourcentage qu’il perçoit. Chez nous, les best sellers atteignent difficilement la barre des 1000 exemplaires vendus. Multiplié par deux dinars par livre, et quand on soustrait les salaires à payer et les autres frais, on se rend compte que le revenu véritable de l’éditeur est vraiment insuffisant. 

Avec toutes ces failles, il y a souvent un grand retard de paiement de la part des distributeurs, ce qui paralyse toute la chaîne de production des livres. C’est un secteur précaire et la plupart des maisons d’édition sont menacées de fermeture.

On voit sur les chaînes étrangères des émissions de haut niveau qui invitent des acteurs du monde littéraire et font la promotion des nouvelles sorties. Pourquoi, à votre avis, nos médias ne proposent-ils pas ce genre d’émissions ?

C’est surtout la responsabilité de la télé nationale dans ce sens comme les chaînes privées priorisent le contenu qui rapporte un revenu publicitaire. Chaque fois qu’on fait une émission littéraire, on ne choisit pas des sujets allégés et des débats qui attirent le public. Les invités utilisent un langage difficile et spécialisé qui ne capte pas l’attention des téléspectateurs. De plus, on les passe à des heures tardives le soir.

Est-ce que vous avez des idées de réforme qui pourraient améliorer la situation des éditeurs ?

« Réforme » est un terme exagéré. Ce que je propose, c’est plutôt une vision qui se base sur le programme de subventions du ministère des Affaires culturelles. Le ministère soutient les éditeurs, en commandant des livres pour les bibliothèques publiques. Il leur permet ainsi un revenu important et surtout d’économiser la part des distributeurs comme l’achat se fait directement auprès de la maison d’édition et selon le prix du marché. L’idéal serait de dresser une liste des livres les plus demandés auprès des bibliothèques et de faire des bons de commande pour les acquérir.

Or, ce qui se passe en réalité, c’est que les éditeurs considèrent ces subventions comme un droit acquis et en profitent pour liquider leurs stocks de livres invendus, je dirai même invendables. Le principal client ne doit pas être le ministère des Affaires culturelles, mais plutôt les lecteurs. C’est devenu un gain facile en s’écartant de la créativité et de l’innovation. Un autre aspect à soulever, c’est que certains éditeurs sont aujourd’hui devenus imprimeurs. Ils se font payer par les auteurs pour sortir les livres. D’autres se concentrent principalement sur les œuvres du programme scolaire en raison de la forte demande et négligent les nouvelles parutions. Nous sommes loin d’une véritable industrie comme on en voit à l’étranger et ils continuent malgré tout à recevoir leur part des subventions.

Comment remédier à ces défaillances selon votre avis?

Voici ma proposition. Elle se résume à créer un site ou une application accessible par le numéro de carte d’identité et qui permet à chaque utilisateur de bénéficier d’un bon de réduction de 75% par exemple sur le prix affiché du livre. Ce bon peut être plafonné à 100 d. Le lecteur achètera le livre au prix réduit en payant un pourcentage du prix du livre et le reste du montant sera déduit du bon de réduction jusqu’à ce que la somme totale soit épuisée. Le grand avantage dans ce cas, c’est de garantir l’engagement financier du lecteur et donc de ne pas tomber dans la gratuité totale. Le budget des subventions estimé à 3 millions de dinars peut servir à financer ces bons de réduction en ciblant 30.000 lecteurs. Le lecteur pourra ainsi choisir des titres qui correspondent à ses goûts. On crée alors un marché qui permet aux best sellers de se vendre à des dizaines de milliers d’exemplaires. Le code ISBN du livre vendu sera scanné par le libraire sur l’application, ce qui garantit la traçabilité. De cette façon, le ministère aura les statistiques exactes du livre tunisien, ainsi que les parts de chaque éditeur, distributeur et même chaque auteur.

Cette proposition n’implique donc pas une augmentation du budget prévu pour les subventions. Le ministère paie dans ce cas l’auteur et l’éditeur qui seront motivés pour améliorer la qualité des livres qu’ils proposent comme c’est le lecteur lui-même qui détermine leur gain. Il y aura un vrai travail sur les manuscrits et sur le marketing, ce qui crée un marché concurrentiel. 

On peut limiter l’utilisation de ces bons à une période par an, d’octobre à décembre, à distance de la foire du livre et à une période de rentrée littéraire où l’on peut préparer de nombreuses sorties. Et, de cette façon, tous les éditeurs prépareront leurs nouveaux titres pour cette période et nous aurons enfin une véritable rentrée littéraire, comme les autres pays. Ce système de restructuration permettrait aux écrivains de vivre de leur plume. Il ne demande aucun supplément matériel, mais juste de la volonté.

Est-ce que ce système est appliqué à l’étranger ?

Pas exactement. En France, ils ont les chèques culture qui permettent des achats bien orientés. C’est une vision qui émane de ma formation dans le domaine de l’économie comme je suis expert-comptable, tout comme de mon expérience d’auteur, d’éditeur et surtout de lecteur passionné.

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