
Aly Abid est l’un des pionniers du monde des caricatures journalistiques en Tunisie. Il a acquis une grande notoriété depuis les années 70 à travers ses dessins qui commentent l’actualité nationale et internationale. Avec son coup de crayon affûté et son humour décapant, ses pièces étaient très attrayantes aux yeux du public et des dirigeants politiques. L’année dernière, le Chef de l’Etat lui a rendu un hommage à l’occasion de l’inauguration de la 38e édition de la Foire du livre de Tunis. Il prépare une exposition qui donnera la chance aux amateurs de cet art comme aux curieux de découvrir le talent inouï de l’homme qui a bouleversé les codes. Nous l’avons rencontré pour un entretien autour de son parcours singulier
Vous êtes artiste autodidacte et vous avez percé ce domaine à l’époque où les caricaturistes se faisaient rares. Comment cette passion est-elle née ?
J’ai hérité cette passion pour le dessin de mon père. Depuis tout petit, j’ai toujours gribouillé sur les marges de mes cahiers d’écolier. J’ai décidé d’arrêter mes études à seulement 16 ans pour avoir une indépendance financière. J’ai commencé comme coursier dans un journal puis garde de corps présidentiel.
Je voyais donc tout le temps les grandes personnalités politiques et je suivais de près l’actualité. Je m’amusais à mes heures perdues à les croquer en exagérant les traits, en reproduisant des scènes entre réalisme et distorsion. Ce sont des personnes de mon entourage qui m’ont finalement encouragé à présenter mes dessins au journal et à faire de mon talent une véritable vocation professionnelle.
Vous êtes le premier journaliste caricaturiste à avoir fait une exposition de dessins. C’était en 1977. Quels souvenirs gardez-vous de ce grand évènement ?
L’exposition était organisée à la Galerie de l’Information. On ne s’attendait pas à recevoir autant de monde. Une foule bigarrée se pressait dans les couloirs jusqu’à des heures tardives du soir. Ils étaient venus en nombre, soit attirés par l’humour mordant de mes dessins qu’ils voyaient dans le journal ou simplement par curiosité, désirant découvrir cet art. Ce premier contact avec le public était particulièrement émouvant avec un échange sincère et touchant. Il m’a ouvert de nouveaux horizons comme j’ai enchainé après les expositions à l’intérieur du pays et même à l’étranger.
Vos caricatures n’étaient pas seulement un outil d’humour. Il y avait une certaine audace. Comment avez-vous réussi à bien doser créativité, sarcasme et critique ?
Je partais de mon observation pour commenter et dénoncer en toute sincérité des événements politiques, sociaux-culturels ou même sportifs. Je voulais distiller des messages puissants à travers l’humour. Mes caricatures exprimaient évidemment mon opinion personnelle et elles mettaient aussi sur la table certaines questions d’intérêt public qui touchaient la communauté des lecteurs comme les décideurs.
Naturellement, ces dessins peuvent déranger, faire débat et susciter la polémique. Il y a toujours une part de risque à calculer. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de m’attirer des ennuis, même à l’échelle personnelle, suite à la parution d’un dessin. Avec du recul, je peux dire que j’ai eu une carrière mouvementée par cette audace. Il y a eu des rebondissements dans mon parcours à cause de certaines prises de position. Finalement, la caricature, c’est une forme de provocation. On met le doigt sur des faits pour inciter au changement.
Est-ce que les dessins ont vraiment le pouvoir de changer la réalité ?
Evidemment. C’est un genre artistique et journalistique à part entière. Ma vision de dessinateur sur l’actualité est l’équivalent d’un article rédigé. Derrière chaque caricature, il y a toujours un message. Ce n’est pas simplement une exagération visuelle de traits ou la reproduction d’une scène de la vie quotidienne. Au-delà de l’aspect humoristique, la caricature journalistique est aussi un moyen d’expression, un jeu subtil. Le grand défi est de transmettre un message compréhensible avec une seule image qui n’est même pas accompagnée d’un commentaire. Tout est dit à travers le dessin. Un exemple que je retiens dans de sens, c’est l’ajustement des horaires d’un bus qui drainait un grand nombre de personnes. Je l’ai représenté en l’assimilant à une boite de sardines avec des têtes qui en sortent et dévoilent le supplice des passagers. L’humour est clé ici, et il doit ressortir immédiatement de l’image. Des solutions ont été apportées suite à cette publication. La force de la caricature journalistique, par rapport au texte, c’est de capter l’attention rapide d’un plus grand nombre de personnes. Elle ne nécessite pas un temps de lecture relativement long et pousse à réfléchir de manière décalée et ludique.
Les caricatures ont-elles encore leur place dans le paysage contemporain ?
Nous sommes à l’ère de l’image par excellence. Si j’avais accès à cette technologie à l’époque où je faisais encore mes caricatures, j’en aurais fait des miracles. C’est cette diffusion rapide et à grande échelle qui m’impressionne aujourd’hui. On peut exploiter cet aspect positif de la technologie.
Il y a aujourd’hui des logiciels qui génèrent des caricatures. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Ils ne pourront jamais reproduire la touche humaine. Cette passion, cette émotion que transmet le véritable artiste est unique. Les logiciels ne pourront faire que des images fades, sans âme.
Un hommage vous a été rendu l’année dernière à la foire du livre par le Président de l’Etat. Actuellement, une exposition de vos œuvres est en vue. Comment vivez-vous ces consécrations ?
Je suis profondément touché par cet intérêt à mes caricatures. C’est avec beaucoup de gratitude et de fierté que j’ai reçu la nouvelle. J’ai fait un travail de documentation sur plus de 30 ans de l’histoire du pays. Aujourd’hui, à 87 ans, je ne peux plus m’adonner à ce travail qui demande beaucoup de précision dans les détails et de concentration. J’ai choisi de m’éclipser pour des raisons de santé. Mon émotion est indescriptible en imaginant les jeunes générations découvrir mon art et s’arrêter devant chaque dessin pour y réfléchir.