
Alors que la législation tunisienne restreint de plus en plus l’usage des paiements en espèces dans un objectif de transparence et de lutte contre l’évasion fiscale, la réalité du terrain caractérisée notamment par les retards bancaires, les confusions administratives et les risques accrus pour les contribuables, ne semble pas pouvoir suivre cette tendance. Entre règles strictes et application parfois approximative, le sujet des paiements en espèces mérite à l’évidence une attention particulière.
Dans le cadre de la lutte contre l’évasion fiscale et de la promotion de la transparence des transactions économiques, la législation fiscale tunisienne s’est progressivement orientée, depuis 2014, vers la réduction de l’attractivité des paiements en espèces. Au départ, la loi a prévu le rejet de la déduction des charges et des amortissements relatifs aux immobilisations payées en espèces. Autrement dit, ces charges ne sont pas admises pour la détermination du résultat imposable des sociétés, ni pour celle des revenus imposables des personnes physiques soumises au régime réel. Cette interdiction a également été étendue à la taxe sur la valeur ajoutée grevant ces achats.
Initialement fixée à 20.000 dinars en 2014, la limite de non-déductibilité des paiements en espèces a été abaissée à 5.000 dinars à partir de 2016. En 2023, cette restriction a été renforcée par l’instauration d’une sanction pécuniaire : une amende équivalente à 20 % du montant des achats payés en espèces, lorsque la valeur hors taxe de l’opération est supérieure ou égale à 5.000 dinars.
Si la sanction concerne les acheteurs, les vendeurs ne sont pas en reste. La législation leur impose désormais de déclarer l’identité des personnes ainsi que les montants reçus en espèces. Le non-respect de cette obligation entraîne une amende équivalente à 8 % des sommes perçues en espèces et non déclarées. Cependant, l’entrée en vigueur en février dernier de la nouvelle législation sur les chèques, conjuguée aux retards des banques dans la fabrication et la livraison des chéquiers, a poussé de nombreuses personnes et entreprises à recourir de nouveau aux paiements en espèces. Cette situation a accru le risque fiscal, exposant les concernés à des sanctions prévues par la législation fiscale.
Par ailleurs, des cas récents de contrôles fiscaux ont révélé une certaine confusion parmi les agents de l’administration. Certains d’entre eux assimilent systématiquement les versements en espèces sur les comptes bancaires à des transactions commerciales, et réclament ainsi des amendes, voire émettent des arrêtés de taxation d’office. Cette assimilation repose sur une interprétation erronée : un versement en espèces ne constitue pas nécessairement le produit d’une vente de biens ou de services.
Pour qu’un versement bancaire en espèces soit assimilé à une transaction soumise à sanction, il convient de démontrer que les montants proviennent effectivement de ventes individuelles dont la valeur hors TVA est supérieure ou égale à 5.000 dinars. Cette démonstration devrait s’appuyer sur des factures ou tout autre document justificatif.
Pour que les restrictions imposées aux paiements en espèces produisent réellement leurs effets, elles doivent s’accompagner de mesures concrètes facilitant l’usage de moyens de paiement alternatifs. Le développement du mobile banking, des applications de paiement instantané, des cartes prépayées ou encore des plateformes numériques sécurisées, constitue une nécessité. Ces outils offriraient aux particuliers et aux entreprises des solutions simples, rapides et accessibles, réduisant ainsi leur dépendance aux paiements en espèces. Sans cette infrastructure de paiement moderne et inclusive, la lutte contre l’économie informelle et l’évasion fiscale risque de pénaliser davantage les acteurs économiques de bonne foi plus qu’elle ne participerait à freiner les pratiques frauduleuses.
Conclusion
La lutte contre les paiements en espèces constitue un axe essentiel de la stratégie de transparence fiscale en Tunisie. Toutefois, pour qu’elle soit efficace et équitable, elle doit reposer sur un double pilier : d’un côté, un cadre juridique clair, compris et correctement appliqué ; de l’autre, un écosystème moderne de moyens de paiement, accessible à tous. Sans cette approche équilibrée, la répression risque de prendre le pas sur la réforme, et les objectifs affichés — justice fiscale, inclusion financière et développement économique — resteront hors de portée.