
Ses œuvres ont connu une large diffusion et circulation, suscitant de nombreuses spéculations et une forte demande, au point de faire de lui l’un des artistes les plus célèbres de Beaubourg et de nombreuses galeries. Pourtant, détaché des logiques de profit et d’enrichissement, il est toujours resté fidèle à son désir de maintenir ses peintures proches du public, les utilisant comme un moyen de bousculer les concepts établis.
La Presse — On l’a tant espéré et attendu et le Centre d’art vivant de la ville de Tunis (Dar El-Founoun au Belvédère) l’a fait. On aura le droit finalement à une exposition consacrée à l’artiste tunisien feu Jaber Mahjoub. On aurait voulu que cela se fasse de son vivant, mais mieux vaut tard que jamais et on ne peut bouder l’occasion de découvrir in situ le travail de cet artiste d’exception. L’exposition initulée «Le monde pour tous» sera inaugurée aujourd’hui samedi 3 mai à 17h00.
Jaber Mahjoub est de ceux qui ne se refont pas, singulier, authentique et insaisissable. Il se définissait, lui-même, comme un artiste «direct» et instinctif, offrant la plupart de ses peintures de la veille pour toujours recommencer le lendemain. Boulanger à ses débuts, chanteur, puis boxeur, parlant plusieurs langues (dont certaines de son invention !) et joueur d’un oud à trois cordes («son luth final» comme il disait). Ceux qui ont eu la chance de croiser sa route parlent d’un personnage attachant, spontané, jovial et très expressif. Des traits qui se reflètent dans son œuvre, joyeuse, colorée, pleine d’humour et de fantaisie. Son univers est unique, identifiable par son traitement naïf, ses couleurs primaires et ses symboles : oiseaux, chats, ânes, vaches, chameaux, poissons, cœurs, inscriptions de chiffres et de mots très souvent humoristiques…
Dispersée, instinctive et multiple à son image, son expression plastique se déploie, spontanément, à travers différents médiums et autres techniques : gouaches, acryliques, dessins, sculptures en bandes plâtrées ou en papier mâché.
Il était de ceux qui aimaient semer la joie autour d’eux, pourtant l’homme n’a pas eu toujours la vie facile. Né en 1938 à Msaken, il a eu une enfance difficile qui ne lui a pas ouvert les portes de l’école : son père, déjà âgé à la naissance de Jaber, quitte le foyer familial alors qu’il n’a que 2 ans, pour un travail de subsistance à la montagne. A l’âge de trois ans, Jaber perd sa mère. Il est placé chez son oncle à Sfax où il n’était pas vraiment bien traité. A 10 ans, il s’installe à Tunis pour vivre chez la famille de sa mère. Puis à quinze ans, il commence à travailler, à La Goulette, avec un boulanger juif. A 18 ans, il embarque pour Marseille puis à Nice où il exercera son métier de boulanger. En 1960, il part à Paris et se démarque par ses petits pains et autres pâtisseries en forme de poissons, d’oiseaux, de fleurs, etc. Il devient par la suite boxeur avant de s’improviser comédien-chanteur, exerçant parfois ses talents sur le parvis de Beaubourg (on l’appellera d’ailleurs le «Roi de Beaubourg»). De 1976 à 1979, il séjourne au Canada, au Maroc, en Egypte et en Arabie saoudite avant de retourner à Paris.
Il se fait connaître en tant que peintre et sculpteur en exposant ses œuvres dans de grands espaces, notamment au Centre américain des artistes à Paris en 1977, à la galerie Alif Ba à Casablanca en 1983, puis à L’œil de Bœuf à Paris en 1986. Cette même année, il participe également à la Biennale de La Havane à Cuba. Il a obtenu en 1971 le premier prix du Plainfield’s Annual Festival of Art de New York.
Son travail a reçu une reconnaissance internationale intégrant des collections muséales d’art naïf dans de grandes capitales telles que Berlin, Chicago, Amsterdam, Lausanne et Bruxelles, après avoir attiré l’attention du célèbre artiste et théoricien Jean Dubuffet.
Les œuvres de Jaber Mahjoub ont connu une large diffusion et circulation, suscitant de nombreuses spéculations et une forte demande, au point de faire de lui l’un des artistes les plus célèbres de Beaubourg et de nombreuses galeries. Pourtant, détaché des logiques de profit et d’enrichissement, il est toujours resté fidèle à son désir de maintenir ses peintures proches du public, les utilisant comme un moyen de bousculer les concepts établis. Il se voulait au-delà de toute norme artistique, peignant par instinct, se détachant facilement de ses productions qu’il pouvait offrir généreusement au gré de ses rencontres.
Et des rencontres il en a fait, celle avec Coluche qui était un client de la boulangerie parisienne dans laquelle il avait travaillé à une période de sa vie, avec le grand boxeur Mohamed Ali Clay, avec Jacques Chirac avant qu’il ne devienne président. Séduit par son originalité, ce dernier l’aurait même aidé à exposer dans un haut lieu parisien de l’art brut. C’était en 1997 et l’exposition intitulée «Jaber international s’expose» fut un réel succès.
L’artiste au parcours impressionnant et atypique a vécu très modestement, à Paris, cette ville qu’il aimait tant et à laquelle il a «consacré» un bon nombre de ses œuvres. «Un artiste pauvre dont les œuvres ont de la valeur sur le marché, c’est l’équation avec laquelle un artiste talentueux ne peut pas se permettre de vivre. Toutefois, l’artiste, dont les pages sur Internet regorgent d’annonces aux enchères sur ses œuvres, ne s’en souciait guère, ou disons qu’il le savait, mais parfois il donnait envie, et parfois faisait don de ses œuvres, en provoquant des chocs parmi ceux qui les recevaient et ceux qui étaient fascinés par elles, alors il choisissait de prendre des risques, de manipuler cette situation et d’imposer une nouvelle loi du jeu. L’intelligent Jaber savait qui exploitait son art et qui y spéculait. Lui se moquait de tous. Il contrôlait la température des échanges avec une sorte d’humour noir et de sarcasme, dans l’amertume et le rire. Qu’ils soient Tunisiens ou Européens, Jaber savait se rire d’eux tous.», écrit Fetah Benameur (dans «Souffle inédit») qui a pu le rencontrer lors de son unique exposition tunisienne en 2001 à l’espace Corniche de Monastir.
L’exposition-hommage «Le monde pour tous» se poursuivra jusqu’au 31 mai 2025. Un rencontre autour du parcours de l’artiste sera également programmée ultérieurement, annoncent les organisateurs.