
Enseignante, cofondatrice du Réseau Tunisie verte et spécialiste des sciences de l’environnement, Semia Gharbi a, deux ans durant, remué ciel et terre dans le but de faire rapatrier 6.000 tonnes de déchets italiens vers leur pays d’origine. Ses efforts ont suscité des changements de politique au sein même de l’UE, qui a renforcé ses procédures et réglementations concernant les transferts de déchets à l’étranger. «Nous avons rempli notre rôle en tant que société civile, en apportant notre soutien au gouvernement pour le bien de la Tunisie», déclare-t-elle. Une action qui témoigne d’un haut degré de militantisme écologique, profondément imprégné d’amour pour le pays, et qui lui a valu le prestigieux prix Goldman pour l’environnement, ou «Prix Nobel Vert». Entretien.
Vous attendiez-vous à une telle consécration ?
Être engagée depuis plus de 25 ans dans la protection de l’environnement relève d’une conviction profonde et d’un devoir moral : celui de partager le savoir et l’expertise acquis au service de la santé publique et d’un environnement sain. Cet engagement, bâti dans la discrétion et loin des projecteurs, n’a jamais été motivé par la quête de reconnaissance. C’est pourquoi la remise du prestigieux Prix Goldman pour l’environnement — souvent qualifié de «Prix Nobel Vert» — a été pour moi une surprise aussi émouvante qu’inattendue. Je ne m’y attendais absolument pas, ce qui rend cette distinction d’autant plus précieuse.
Vous avez joué un rôle déterminant dans l’affaire du trafic de déchets entre l’Italie et la Tunisie, aboutissant au retour de 6.000 tonnes de déchets. Quelles ont été les principales difficultés rencontrées durant ce combat, tant sur le plan juridique que politique ?
En tant que membre cofondatrice du Réseau Tunisie verte, on était un noyau qui bataillait pendant deux ans pour un seul objectif : le retour des déchets italiens vers leurs pays d’origine. Nous avons rempli notre rôle en tant que société civile nationale pour apporter tout le soutien à notre gouvernement pour le bien de notre Tunisie. Chaque membre du Réseau Tunisie verte a pleinement assumé son rôle dans le cadre de ses compétences contribuant à la réussite collective.
Étant impliquée dans les conventions internationales et des accords multilatéraux environnementaux depuis plus de 15 ans à travers notre ONG Aeefg, j’ai acquis une connaissance approfondie de ces conventions, en particulier dans notre cas, la Convention de Bâle et la Convention régionale sur l’Afrique, connue sous le nom de Bamako, et qui traitent de la réglementation sur les questions en relation avec les mouvements des déchets. Mon rôle était de promouvoir le contenu de ces conventions dans le cadre de notre travail et mobiliser la société civile internationale dont l’Aeefg fait partie. Nous avons reçu un soutien considérable et continu pour le Réseau Tunisie verte pour défendre notre cause.
Nous nous contenterons de mentionner quelques actions emblématiques parmi tant d’autres, à savoir l’intervention du Rapporteur spécial des Nations unies sur les substances chimiques et les droits de l’Homme qui a, au cours de sa visite et sa rencontre avec le gouvernement italien du 30 novembre au 13 décembre 2021, émis ses recommandations publiées dans le rapport A/HRC/51/35/Add.2 «Formuler et mettre en œuvre efficacement un plan visant à assurer la gestion et l’élimination écologiquement rationnelles des déchets renvoyés en Italie depuis la Tunisie, ainsi qu’un plan pour le retour des conteneurs restés en Tunisie». De même, la société civile européenne a fait pression sur le Parlement Européen à travers les délégués écolos pour arrêter l’utilisation du code 191212 sur l’export des déchets depuis l’Europe.
Depuis plus de vingt ans, vous travaillez à la sensibilisation des jeunes aux enjeux environnementaux. D’après vous, comment a évolué la conscience écologique en Tunisie, en particulier parmi les nouvelles générations ?
En tant qu’enseignante depuis 28 ans et spécialiste dans les sciences de l’environnement, j’ai enseigné avec une approche environnementale. Il s’agit de relier le contenu de la leçon aux problématiques environnementales afin de permettre aux élèves de comprendre les liens concrets entre les savoirs théoriques et les enjeux actuels, comme la pollution chimique, le changement climatique et ses conséquences, la perte de la biodiversité, la gestion des ressources naturelles, la pollution par le plastique et d’autres.
J’ai toujours cru au potentiel de l’éducation pour le changement de comportements en Tunisie. Il est à noter que le ministère de l’Éducation compte à lui seul plus que le 1/4 de la population. Vu sous cet angle, le renforcement des approches d’éducation d’une manière générale et à l’environnement en particulier est devenu une urgence. Je travaille sur un projet depuis 2008 sur le système éducatif formel comme moteur vers le développement durable. Ce projet met en valeur le rôle des trois piliers de l’éducation, à savoir l’enseignant, les élèves et le programme officiel en tant que plateforme pour transmettre les attitudes, les pratiques et les connaissances durables pour une écocitoyenneté. L’élève est un double vecteur, il est à la fois récepteur et transmetteur au sein de sa famille et sa communauté.
Nous avons besoin de mettre une nouvelle dynamique, considérant que les élèves jouent un rôle social en les éduquant sur l’écocitoyenneté. D’ailleurs, est-ce qu’on a réellement besoin de notes et d’examens pour les trois premières années du primaire ? Pourquoi ces trois premières années ne sont pas dédiées au renforcement de l’écocitoyenneté en intégrant des valeurs pratiques impliquant l’élève dans sa vie quotidienne dans le respect de son environnement écologique et social, tout en apprenant les bases de la science et son implication dans l’innovation constructive.
Toutefois, la conscience écologique en Tunisie à travers les nouvelles générations est inégale et éparse. D’un côté, des jeunes très engagés et pouvant même être des leaders, mais de l’autre, une majorité demeure peu sensibilisée, parfois par manque de moyens, de repères ou d’opportunités d’apprentissage. Cette disparité reflète des inégalités territoriales, sociales et éducatives : entre les zones urbaines et rurales, entre les établissements scolaires dotés de projets environnementaux et ceux qui en sont dépourvus, ou encore entre les jeunes connectés aux initiatives internationales et ceux qui restent en marge. Nos plages, nos établissements scolaires et nos rues sont des indicateurs de cette conscience écologique.
À travers l’Association d’éducation à l’environnement pour les générations futures et vos engagements internationaux, quelles initiatives concrètes souhaitez-vous développer pour lutter contre le trafic illégal de déchets à l’échelle régionale et internationale ?
L’Aeefg étant engagée à l’échelle internationale, nous œuvrons avec la communauté de la société civile internationale pour le renforcement de la Convention de Bamako à l’échelle africaine qui est plus restrictive que la Convention de Bâle en interdisant tous types de déchets. Aussi pour la Convention de Bâle, les interdictions et les restrictions ne sont pas explicitement traitées dans le texte de la convention, d’où la nécessité d’un plaidoyer pour soulever les manquements pour une meilleure protection de la santé et de l’environnement de la population. N’empêche qu’un pays peut adopter des restrictions et interdictions pour la préservation de la santé de sa population et la protection de l’environnement. Aussi, la question du recyclage des plastique et l’importation des déchets selon les codes douaniers internationaux doivent être traitées d’une manière plus stricte pour éviter les impacts des déchets mixtes dont la composition peut ne pas être identifiée comme dans la plupart des cas.
Le prix Goldman pour l’environnement est un levier de reconnaissance exceptionnel. Comment comptez-vous vous appuyer sur cette nouvelle visibilité pour renforcer vos actions et plaider en faveur d’une meilleure gouvernance
environnementale en Tunisie ?
Le prix Goldman pour l’environnement est un prix prestigieux qui, au-delà de la reconnaissance individuelle, renforce la société civile tunisienne engagée dans le travail sur les questions environnementales. Dans le cadre de notre travail, en tant que société civile, nous continuerons notre plaidoyer, d’une part, pour renforcer les politiques environnementales en relation avec les sujets de préoccupation émergents afin de gagner en efficacité pour limiter les effets sur la santé et l’environnement, et d’autre part sur l’éducation comme un pilier fondamental pour créer les changements nécessaires en réponse à une gouvernance environnementale dynamique. A ce titre, l’approche adoptée est «du global vers le local et vice-versa». Il s’agit d’articuler l’action locale avec les cadres juridiques internationaux, régionaux et nationaux, en mettant en place des projets de terrain qui dressent un état des lieux sur la question traitée. Ces projets servent de base factuelle pour alerter les autorités nationales et les instances internationales, et ainsi appeler à des réformes réglementaires et à une meilleure gouvernance environnementale.
En tant que pionnière de la protection environnementale en Tunisie, quels seraient selon vous les axes prioritaires sur lesquels la société civile et les autorités devraient concentrer leurs efforts dans les prochaines années pour protéger durablement l’environnement.
Aujourd’hui, la Tunisie, à l’instar de nombreux pays, est confrontée à la triple crise planétaire reconnue par les Nations unies : la pollution et les déchets, les changements climatiques et la perte de la biodiversité et les atteintes aux ressources naturelles. Ces trois dimensions, étroitement liées, menacent directement la santé publique et celle des écosystèmes, la sécurité alimentaire, l’accès à l’eau et la qualité de vie des citoyens. Face à cette situation critique, tous les efforts — institutionnels, citoyens, économiques et scientifiques — doivent être mobilisés de manière cohérente et coordonnée. Car les effets de cette crise sont déjà visibles sur le terrain, et ne cessent de s’intensifier, aggravant les vulnérabilités existantes.
Les axes prioritaires à adopter se déclinent comme suit : primo, une politique environnementale intégrée et dynamique qui tient compte de la triple crise et de ses impacts croissants. Cette politique doit favoriser la coordination interinstitutionnelle et impliquer l’ensemble des parties prenantes (ministères, collectivités, recherche scientifique, société civile, secteur privé) afin de réviser en profondeur le cadre législatif et réglementaire existant, combler ses lacunes, et mettre en œuvre des mesures concrètes, cohérentes et adaptées aux enjeux actuels.
Secundo, une liste des polluants émergents actualisée est essentielle pour leur prise en compte dans les analyses de la qualité de l’eau, de l’air et des produits de consommation, afin de protéger, à la fois la santé humaine et les écosystèmes. Cette actualisation permettrait d’identifier de nouveaux risques, d’adapter les normes et de renforcer les dispositifs de surveillance pour mieux anticiper et prévenir les effets nocifs de ces polluants sur l’environnement et la santé publique. Tertio, des mesures urgentes et restrictives sont nécessaires en vue de limiter la contamination par les eaux usées/boues résiduaires qui affectent directement la qualité de l’eau, du sol, de l’air et la vie des écosystèmes.
Enfin, l’innovation dynamique dans la gestion des déchets désigne un processus évolutif et réactif qui intègre des solutions technologiques, organisationnelles et sociales pour répondre efficacement aux défis environnementaux liés aux déchets. Par conséquent, elle ne se limite pas à l’introduction ponctuelle de nouvelles technologies, mais implique impérativement une adaptation continue aux besoins changeants, une collaboration multisectorielle et une vision anticipative des enjeux à venir.