
Privés d’un véritable statut juridique, les artistes tunisiens vivent au rythme des aides ponctuelles et des décisions administratives opaques. La récente suspension de la subvention à deux figures majeures du théâtre ravive un débat brûlant : pourquoi l’Etat continue-t-il de traiter les créateurs comme des assistés, et non comme des acteurs essentiels dans la société ?
La Presse — La décision du ministère des Affaires culturelles de suspendre la subvention accordée aux comédiennes Najwa Miled et Dalila Meftahi a suscité une vague d’indignation au sein du milieu culturel ainsi que chez une partie de l’opinion publique. Dans un communiqué publié le 12 mai sur sa page Facebook officielle, le ministère a justifié sa décision en soulignant le caractère temporaire et exceptionnel de cette aide sociale, dont l’attribution obéit à des conditions précises.
Il a également annoncé la création d’un comité technique, chargé d’évaluer plus rigoureusement l’octroi de cette prime, d’un montant de 397 dinars, versée en 2025 à 440 bénéficiaires. Ce retrait, perçu par beaucoup comme un manque de reconnaissance envers deux figures du théâtre et de la télévision tunisiens, relance le débat sur la valeur symbolique et réelle accordée aux artistes dans les politiques publiques.
Mais cet épisode a surtout mis en lumière la précarité persistante et la fragilité structurelle de la situation de nos artistes, révélant des problèmes de fond qui mériteraient d’être traités avec urgence.
« L’artiste n’est pas un simple bénéficiaire d’aide, ni un numéro dans une liste administrative ».
C’est ce qu’ont souligné, entre autres, les membres du bureau exécutif de la mutuelle tunisienne des artistes, créateurs et techniciens, qui, en réponse au communiqué du ministère, ont publié leur propre déclaration le 15 mai dernier. Dans celle-ci, ils rappellent que l’artiste ne peut être réduit à un simple bénéficiaire d’aide ni à un numéro dans une liste administrative, insistant sur la nécessité de réhabiliter pleinement sa place dans la société.
Contacté par La Presse, Moncef Taleb, ingénieur du son et membre du bureau exécutif de la mutuelle, a déclaré : «Le communiqué du ministère ignore une vérité fondamentale : ces aides ne sont pas une faveur accordée par le ministère, mais des droits légitimes des artistes, puisqu’elles sont financées par les revenus de la «copie privée» et non par le budget du ministère.

Ces fonds représentent une compensation pour l’utilisation des œuvres artistiques, et il est donc essentiel que les artistes soient pleinement impliqués dans leur gestion et leur répartition, et non réduits à de simples bénéficiaires de « primes » distribuées selon des critères établis par une commission qui ne les représente pas».
Pour lui le problème de fond réside dans l’absence d’une représentation suffisante des artistes au sein de la commission d’attribution des aides. Celle-ci ne compte qu’un seul représentant du monde artistique — issu de la mutuelle — face à 13 membres représentant divers ministères. «Comment une telle commission, composée de fonctionnaires administratifs, peut-elle comprendre les spécificités professionnelles, sociales et sanitaires des artistes ? Les critères appliqués sont flous, parfois même déraisonnables, en particulier pour les artistes âgés ou malades. Nous demandons plus de souplesse dans l’application des critères, afin de garantir une plus grande équité et transparence», ajoute-t-il.
Le ministère parle de 440 bénéficiaires pour un montant total de 397.000 dinars. Des chiffres qui, selon lui, ne reflètent en rien l’ampleur réelle de la précarité que vivent les artistes en Tunisie. «La somme mentionnée reste très modeste au regard des recettes générées par la copie privée, et nous avons le droit de savoir où va le reste de ces fonds. Nous exigeons une plus grande transparence dans la gestion de ces ressources, ainsi qu’une augmentation des aides destinées aux artistes dans le besoin», note Moncef Taleb dans ce sens.
Les membres de la mutuelle ont également mis l’accent sur l’importance de reconnaître le rôle fondamental de l’artiste dans la construction de la conscience collective et dans la préservation de l’identité nationale, appelant à des politiques culturelles cohérentes, durables et respectueuses de la dignité des créateurs
L’artiste, notent ces derniers, est la voix libre d’une société et le miroir qui reflète ses douleurs et ses aspirations. Par son regard et sa sensibilité, il incarne une voix critique essentielle, capable de façonner le goût collectif, d’éveiller les consciences et de nourrir la pensée. Dans toute société qui vise le progrès et l’émancipation, le rôle culturel de l’artiste est indéniable. Il est le gardien de la mémoire, le créateur de beauté, et le déclencheur d’élan créatif et d’innovation.
«C’est à partir de cette vision que doit être envisagé le traitement des questions liées aux artistes — non à travers une approche purement administrative ou caritative, mais dans la pleine reconnaissance de leur mission essentielle au sein du tissu social.», lit-on encore dans leur réponse qui est surtout venue rappeler l’importance de l’adoption de la loi pour le statut de l’artiste et des métiers artistiques qui prend du retard.
Constitué de cinq chapitres traitant en particulier des questions relatives à la pratique des activités culturelles, le développement des professions artistiques, les infractions et les sanctions, les dispositions transitoires et finales, le projet de cette loi vise « la régulation du statut juridique de l’artiste afin de garantir ses droits, de définir ses obligations et de lui assurer la place qu’il mérite dans la société, en reconnaissance des rôles importants qu’il joue dans le développement de la vie culturelle».
Il tend aussi à «renforcer le système législatif réglementant l’activité artistique afin de reconnaître le noble message de l’artiste et le rôle important qui lui est confié dans le développement de la vie culturelle, sociale et économique, et de lui fournir un cadre juridique approprié permettant l’organisation des professions artistiques», selon le texte du projet publié sur le site officiel de l’ARP.
Un vide juridique qui favorise l’instabilité et la marginalisation des artistes
Selon la Mutuelle, le problème lié à l’octroi des aides n’est que le symptôme d’un mal bien plus profond et structurel: l’absence d’une loi fondamentale pour l’artiste. Ce vide juridique persistant contribue à accentuer la précarité des créateurs et les prive de leurs droits professionnels les plus élémentaires, tels que la couverture sociale et sanitaire.

En l’absence de ce cadre légal, l’artiste tunisien reste exposé à l’instabilité, à la marginalisation, et à une absence de reconnaissance institutionnelle. Ce manque de protection freine non seulement son épanouissement personnel, mais affaiblit aussi l’ensemble du secteur culturel, qui repose pourtant sur son engagement et sa créativité.
Quelles solutions ?
Pour la Mutuelle, la solution structurelle passe par l’adoption rapide de cette loi attendue depuis des années et qui garantirait à l’artiste tunisien ses droits fondamentaux : couverture santé, retraite équitable, protection de la propriété intellectuelle, et régulation de la profession.
«Les aides ponctuelles, malgré leur importance, ne sont que des palliatifs qui ne traitent pas les racines du problème. Nous appelons également à une gestion participative des revenus de la copie privée, qui ne sont pas des «dons», mais des droits revenant aux artistes», affirme Moncef Taleb.
Et d’ajouter : «Nous demandons une révision des critères pour mieux tenir compte des spécificités du métier d’artiste, une transparence accrue dans la gestion des revenus de la copie privée, l’ouverture d’un véritable dialogue autour du projet de loi sur l’artiste, et la réaffectation d’une part plus importante de ces revenus aux artistes en situation difficile, ainsi que l’accélération des procédures de versement des aides». «Malgré certains efforts, comme l’augmentation du montant des aides ou la réduction des délais de traitement des demandes, l’approche globale n’a pas changé. Le ministère continue à considérer le soutien aux artistes comme un acte de bienfaisance, et non comme un droit fondamental. Les choses ne s’amélioreront que par un changement radical de cette approche, la reconnaissance du rôle central de l’artiste, et son implication dans les décisions qui le concernent directement», conclut-il.
De son côté, l’artiste photographe et secrétaire général de la mutuelle, Amine Boussoffara, a souligné la nécessité d’une plus grande implication de la part des artistes eux-mêmes qui doivent prendre conscience de l’importance cruciale de la loi sur l’artiste. «Sans un engagement collectif et soutenu autour de ce projet, il sera difficile d’espérer de véritables réformes ou un changement en profondeur du secteur artistique», note-t-il, et de souligner que cette loi ne représente pas seulement une revendication corporatiste, mais une étape structurante pour la reconnaissance du statut de l’artiste, la garantie de ses droits, et la valorisation de son rôle dans la société. En l’absence d’un tel cadre, les politiques culturelles resteront fragiles, ponctuelles, et dépendantes de la conjoncture.