
La force du cinéma de Rouch est justement d’avoir laissé une œuvre inachevée, voire vulnérable, qui invite la critique autant qu’elle inspire. De nombreux cinéastes du Sud le prennent comme repère, ils se voient comme un prolongement de Rouch, parfois le contestent, souvent le décentrent et l’affrontent.
La Presse —Du 18 au 22 juin, le Cinéma Africa de Tunis accueille la 2e édition hors-les-murs du Festival international Jean Rouch, portée par l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (Irmc), avec l’appui du Comité du film ethnographique. Après une première édition en 2024 couronnée de succès, Tunis devient, une fois encore, le point de convergence entre cinéma, anthropologie et pensée critique, à travers la figure, complexe et fascinante, de Jean Rouch.
Mais plus qu’un hommage, ce rendez-vous pose une question essentielle et brûlante de contemporanéité : que reste-t-il aujourd’hui de l’œuvre, de la pratique et de la trace de ce cinéaste atypique? Comment relire Jean Rouch entre les persistances du regard colonial et les exigences d’une pensée postcoloniale ?
Jean Rouch (1917–2004), un ingénieur des Ponts et Chaussées devenu cinéaste-ethnologue, n’a jamais cessé de brouiller les lignes : entre observation et participation, entre réel et imaginaire, entre science et art. Dans les années 1950, il introduit un cinéma direct. Son geste fondateur repose sur l’idée d’une “ciné-transe”, où filmer devient un acte de passage, d’écoute, de possession réciproque.
De «Les Maîtres fous» à «Chronique d’un été», de «Jaguar» à «Moi, un Noir», il tisse des récits où l’Autre prend la parole, où l’Afrique s’invente autrement, où les frontières du documentaire explosent. Ce cinéma signe du passage de l’ethnologue à l’artiste porte la marque d’un cinéma aux frontières poreuses. Mais cet élan créatif, visionnaire, a-t-il vraiment aboli les asymétries du regard ? À l’heure où les paradigmes décoloniaux prennent de l’ampleur, la cinéma de Jean Rouch soulève aussi des tensions profondes que les festivaliers de Tunis sont invités à revisiter frontalement.
Par un regard ambivalent entre déconstruction coloniale et zones d’ombre, Rouch fut un pionnier dans le refus de l’exotisme figé, dans la reconnaissance des voix africaines, dans la captation d’une Afrique en mouvement, moderne, traversée de migrations, de révoltes, de cultes hybrides. Il a filmé l’Afrique non comme un musée vivant, mais comme un laboratoire de l’histoire contemporaine.
Ses films montrent des individus actifs, inventifs, critiques—jamais figés dans l’archaïsme. Mais peut-on ignorer que ce regard, aussi empathique soit-il, reste celui d’un Européen, posté dans une position de savoir et de contrôle technique ? Le montage, la narration, la distribution restent souvent sous son autorité. Toutes les performances rituelles filmées comme une révélation ethnographique est-elle une mise en lumière ou considérées comme une capture esthétique de l’Autre ?
La réception postcoloniale souligne alors une ambivalence : Rouch dépasse le regard colonial sans toujours pouvoir s’en extraire. Il questionne la domination, mais en reste parfois porteur dans sa méthode. Son œuvre devient ainsi un champ de tension, un corpus traversé par des forces opposées : ouverture et appropriation, cocréation et domination, passion et pouvoir. La force et la richesse du cinéma de Rouch est justement d’avoir laissé une œuvre inachevée, voire vulnérable, qui invite la critique autant qu’elle inspire.
De nombreux cinéastes du Sud le prennent comme repère, ils se voient comme un prolongement de Rouch, parfois le contestent, souvent le décentrent et l’affrontent. Dans un contexte où les images circulent massivement, où les questions de propriété culturelle, de restitution et d’autonomie des récits deviennent centrales, Rouch est moins un modèle qu’un point de friction créative.
Il a ouvert des voies—, mais celles-ci sont aujourd’hui traversées par d’autres langages, d’autres mémoires, d’autres luttes. Que veut dire, alors aujourd’hui, filmer l’Autre? La 2e édition tunisienne du Festival Jean Rouch ne se contente pas de projeter des films : elle active un espace de pensée. Les débats avec les réalisateurs, les chercheur·e-s et le public sont l’essence même du projet.
Des ateliers de création documentaire et d’écriture ethnographique impliquent des étudiant·e-s dans une logique de formation mais aussi de transmission critique. C’est peut-être là que réside la trace la plus vivante de Jean Rouch: dans une méthode qui accepte l’inconfort, le vertige, la perte de contrôle comme conditions du savoir.
Il l’écrivait lui-même : «Le cinéma, art du double, est déjà le passage du monde du réel au monde de l’imaginaire, une gymnastique où perdre pied est le moindre des risques». Ce risque, aujourd’hui, consiste à reconnaître que l’ethnographie ne peut plus être hors-sol, que le cinéma ethnographique ne peut plus se penser sans les voix de celles et ceux qu’il filme. Rouch avait entrevu cela. Ce festival de Tunis tend à la poursuivre.