
L’impôt ne se résume pas à un prélèvement. Il incarne un pacte entre citoyens et institutions, une contribution à l’intérêt général encadrée par des règles claires, équitables et appliquées avec discernement. Mais que devient ce pacte lorsque ces règles sont écrites, interprétées et appliquées par une seule et même autorité ? En Tunisie, c’est le cas. Et cela mine la confiance, accroît l’insécurité juridique et fragilise l’idée même de la justice fiscale.
Un système fiscal déséquilibré et une agrégation des trois pouvoirs
Le cœur du problème est institutionnel. En matière fiscale, l’administration tunisienne détient à la fois le rôle de législateur de fait, d’interprète et d’exécutant. La Direction générale des études et de la législation fiscale (Dgelf) — administration rattachée au ministère des Finances — rédige l’essentiel des dispositions fiscales des projets de lois de finances. Elle édicte ensuite ses interprétations sous forme de «notes communes», puis applique ces textes à travers ses propres services de contrôle, de vérification et de recouvrement.
Ce cumul de fonctions constitue une entorse manifeste au principe de séparation des pouvoirs. Il place le contribuable dans une position de déséquilibre systémique face à une administration à la fois juge et partie.
Instaurer une doctrine en harmonie avec la jurisprudence
Plus grave encore, la Dgelf fonctionne sans garde-fou juridique véritable. Composée en majorité de personnels techniques, parfois compétents dans l’application des procédures fiscales, mais sans formation juridique approfondie, cette direction élabore des textes souvent ambigus, imprécis, voire contradictoires. L’interprétation officielle devient ainsi une source de droit parallèle, non soumise au contrôle, ni harmonisée avec la jurisprudence des tribunaux. Résultat : les textes changent fréquemment, leurs interprétations varient selon les services ou les régions et le contribuable découvre les règles applicables au fil des redressements.
Une justice fiscale affaiblie et inaudible
Face à cela, le juge devrait jouer un rôle de régulateur et de garant de l’équilibre fiscal. Mais en Tunisie, le contentieux fiscal est traité par des juridictions généralistes, où les juges ne sont ni spécialisés ni formés en fiscalité. Pire, même lorsque les tribunaux rendent des décisions en faveur du contribuable, l’administration persiste souvent à appliquer sa propre doctrine, ignorant la jurisprudence.
Ce refus de reconnaître l’autorité du juge fragilise l’ensemble du système : il prolonge les conflits, pousse les contribuables à la résignation ou à la fraude et alimente le sentiment d’injustice.
Conséquences : méfiance, insécurité et rupture du lien fiscal
Les répercussions de ce déséquilibre structurel sont concrètes et profondes. L’instabilité des textes dissuade l’investissement, les divergences d’interprétation favorisent l’arbitraire et l’absence de recours effectif alimente un sentiment de résistance vis-à-vis de l’impôt. La centralisation des décisions, quant à elle, empêche toute évolution sereine et consensuelle du droit fiscal. Quand le citoyen n’a plus confiance ni dans la règle ni dans celui qui l’applique, il se détourne naturellement de l’impôt.
Ce climat d’insécurité juridique et de défiance contribue à l’essor du secteur informel, devenu refuge pour des milliers d’acteurs économiques en marge du système officiel. L’administration fiscale tunisienne reconnaît elle-même l’ampleur de ce secteur, sans parvenir à l’endiguer, précisément parce que le système fiscal, tel qu’il fonctionne aujourd’hui, manque de lisibilité, d’équité et de légitimité. Tant que la règle fiscale semblera arbitraire et l’interlocuteur inaccessible ou injuste, la formalisation de l’économie restera un vœu pieux.
Comment sortir de l’impasse ?
Restaurer une véritable justice fiscale ne passe pas uniquement par une meilleure rédaction des lois, mais exige avant tout des institutions équilibrées et des compétences spécialisées.
Il est impératif de professionnaliser la Direction générale des études et de la législation fiscale (Dgelf) en y intégrant des juristes de formation et en instaurant un contrôle rigoureux de la qualité juridique des textes. Une doctrine fiscale indépendante, transparente et respectueuse de la jurisprudence doit être mise en place et les juridictions doivent bénéficier de juges spécialisés ou de chambres fiscales dédiées. L’administration fiscale doit également assurer un suivi officiel de la jurisprudence et l’intégrer systématiquement dans ses pratiques. Enfin, toute réforme fiscale devrait faire l’objet d’une véritable concertation législative, associant le Parlement, des experts indépendants et la société civile.
Pour une fiscalité mieux acceptée
Une fiscalité sans justice est une fiscalité sans légitimité. Réconcilier les Tunisiens avec l’impôt ne passera pas uniquement par des amnisties ou des réductions de taux. Cela exige un effort sincère pour démocratiser l’élaboration des règles fiscales, les rendre compréhensibles, prévisibles, opposables à tous — y compris à l’administration elle-même. C’est à ce prix que naîtra une véritable justice fiscale.