
Le régiment soudanais qui était mis sous contrôle opérationnel de la brigade tunisienne et qui en faisait partie devant être relevé pour rentrer au Soudan, le Commandant de la brigade tunisienne demanda à la Tunisie l’envoi de deux compagnies en renfort en vue de lui permettre de créer un troisième bataillon.
En effet, celles-ci arrivèrent début mars 1961 et permirent la création, grâce au prélèvement de deux autres compagnies des 9° et 10° bataillon, le 11° bataillon qui sera commandé par feu le Capitaine Ben Saïd qui recevra, le même mois, sa quatrième étoile et sera nommé commandant.
La base aéronavale de Kitona, à l’embouchure du fleuve Congo et toute proche de l’océan Atlantique, une base ultramoderne pouvant recevoir tout type d’avion à réaction, et qui était mise par la Belgique, avant l’indépendance du Congo, à la disposition de l’Otan, était tenue par un régiment indonésien. Comme ce régiment devait quitter le pays et rentrer en Indonésie pour fin de mission, le Commandement de l’Onuc chargea la brigade tunisienne de cette base.
Le Commandant de la brigade désigna les deux compagnies du 11e Bataillon, fraîchement arrivées de Tunisie, pour se rendre à Kitona le 22 avril pour s’y implanter en vue de remplir cette mission à compter du 1er mai 1961. Ce détachement était commandé au début par le Commandant Ben Saïd. Il le sera, un mois et demi plus tard, par le Lieutenant Benkraiem, commandant la 3e compagnie, le Commandant Ben Saïd ayant été rappelé à Léopoldville pour reprendre le commandement de son bataillon.
La mission du détachement de Kitona a été explicitement définie, le 1er mai 1961, par le Commandant de la brigade, par les instructions suivantes :
1- protéger par la force, si besoin est, toutes armes, munitions et autre matériel
2- interdire à toute personne non autorisée, l’accès de la base;
3- fouiller tout appareil utilisant la base;
3- saisir sur-le-champ, tout matériel de guerre introduit dans la base et en rendre compte immédiatement à l’Etat Major (3° Bureau);
4- maintenir l’ordre et la légalité dans la région de la base;
5- empêcher les dommages et les vols dans les biens de la base;
7- prendre toute disposition pour protéger tout appareil ONUC utilisant le terrain d’atterrissage.
La situation semblait s’améliorer jour après jour et les tentatives de rapprochement de toutes les factions et de tous les partis politiques congolais étaient encouragées par l’ONUC dans le but de promouvoir des discussions sérieuses et responsables en vue d’arriver à un compromis permettant de régler sérieusement le problème congolais.
Je voudrais, pour l’Histoire, citer le nom des officiers dont de nombreux camarades de promotion ont fait partie de l’expédition et qui, n’ayant que près de vingt-cinq ans d’âge, et une très mince expérience, ont fait un travail remarquable dans cette Afrique profonde, dans cette brousse inhospitalière et dans ces contrées éloignées de toute civilisation.
Ils étaient implantés comme suit: Lt Mohamed Sadok Chebbi à Port Franqui, Lts Mohamed Louerghi et Abderahamane Belhadj Yahia à Mweka, Lt Moncef Materi au lac Makamba, Lt Hamida Ferchichi à Tshikapa, Lt Ismail Bey à Bakwanga, Lt Youssef Barket à Luputa, Lt Mustapha Mokadem à Mwene Ditu, les Lts Mohamed Gzara, Azzeddine Bettaieb, Hamadi Ben Cheikh, Ammar Abdelkader, Zia Ben Cheikh, Kamel ben Bader, Mustapha Dargouth, Mohamed Ben Guiza, Habib Azzabi,Turki Romdane,Lotfi Loghmari, Salem Hamzaoui, Mohamed Makhlouf, Mahmoud Gannouni, Abderrazak Essaied, Boubaker Benkraiem à Luluabourg et/ou à Leopoldville, le Lt Salem Sabbagh remplissant la fonction d’officier de liaison auprès de l’état-major de l’ONUC.
Parmi les officiers anciens qui encadraient la brigade, je citerais entre autres et outre le Colonel Lasmar, les Commandants Ahmed el Abed, Ali Charchad, Mohamed Limam, Sadok ben Said, les Capitaines Moncef Essid , Hedi ben Abdelkader, Abdelmalek Allani, Hassouna ben Bader chef de la clique et de la musique.
Alors que nous étions à plusieurs milliers de kilomètres de notre pays, en train d’aider le peuple congolais à retrouver ses repères, et ses représentants à s’asseoir autour d’une table pour discuter de l’avenir de leur pays, tracer les règles fondamentales d’un Congo uni et souverain et se mettre d’accord sur une formule d’entente définitive et permanente, des informations graves et pénibles, concernant notre pays, nous étaient parvenues le 19 Juillet 1961 au soir.
En effet, des bribes d’informations radio nous signalaient le début d’une guerre déséquilibrée et meurtrière entre l’armée tunisienne et l’armée d’occupation française à propos de la base de Bizerte.
Le gouvernement tunisien, ayant besoin de toutes ses Unités pour faire face à cet affrontement inégal, demanda à l’ONU le rapatriement de sa brigade. Celui-ci commença le 24 Juillet 1961 pour se terminer vers le 1er août. A l’arrivée de la brigade en Tunisie, les combats ont, suite à l’appel de l’assemblée générale des Nations unies et aux résolutions du Conseil de Sécurité, cessé depuis quelques jours. La brigade a été positionnée autour de la capitale et dans la région de Bizerte.
Trois mois après notre retour du Congo, la situation dans ce pays n’a pas évolué positivement et les mêmes problèmes ont, par ailleurs, empiré. La bataille de Bizerte ayant cédé la place à la négociation, l’ONU, satisfaite du rendement du premier contingent, demanda à la Tunisie l’envoi d’un deuxième. Celui-ci, de l’ordre d’un bataillon, avec des effectifs de près de neuf cents hommes, commençait à se mettre sur pied à partir du 15 décembre 1961.
Cette unité prit l’appellation de 14° bataillon. Son commandement a été confié au Commandant Hassine Remiza avec comme officier adjoint le Lt Boubaker Benkraiem et comme officier de liaison avec l’Etat Major de l’ONUC le Lt Habib Ammar.
Notre mouvement pour le Congo qui commença le 28 décembre 1961, par avions *Hercules*, prit fin le 4 janvier 1962.
Après les formalités d’usage et la perception des équipements spécifiques, nous avons été affectés, à compter du 7 février 1962, au Katanga, cette province qui fit sécession depuis plus d’un an sous la présidence de Moïse Tshombé. C’est la province la plus méridionale du Congo et certainement la plus riche, par ses minerais et surtout par son cuivre.
Le Katanga est, d’après un professeur universitaire, un scandale géologique, tellement son sous-sol ne répondant à aucune logique. L’Etat du Katanga, c’était son appellation officielle, avait constitué une armée dénommée « gendarmerie katangaise » encadrée et entraînée par les « affreux » ou mercenaires venus d’Europe et de l’Afrique du Sud blanche. La capitale Elisabethville, aujourd’hui Lubumbashi, est à près de mille deux cents kilomètres de Léopoldville (Kinshasa), la capitale du pays. Bénéficiant d’un climat exceptionnel, situé à mille mètres d’altitude, ayant une température de vingt à vingt- deux degrés toute l’année, une végétation luxuriante et en fleurs en permanence, c’est un pays féerique.
Arrivés au Katanga, nous avons été chargés de la garde et de la protection du camp des réfugiés Balubakat , c’est-à-dire, les Balubas du Katanga, une tribu opposée à Tshombé. Nous avons relevé un bataillon suédois devant rentrer en Suède. Venus se mettre sous la protection de l’ONUC, ces réfugiés « Balubakat » ont été installés dans ce qui fut l’un des plus beaux parcs d’Afrique. Leur nombre avait atteint, à un certain moment, quatre-vingt mille réfugiés qu’il fallait surveiller et auxquels il fallait, de temps en temps, fournir une aide alimentaire substantielle.
D’autres contingents se trouvaient au Katanga et le plus important en nombre était le contingent indou avec toute une brigade de Gurkhas qui avaient la réputation d’être des guerriers redoutables. Le commandement des Forces de l’ONUC au Katanga était assuré par le général de division indou Prem Chand et le chef des opérations civiles était l’Argentin José Rolz Bennet qui sera, trois ans plus tard, secrétaire général adjoint de l’ONU.
Parlant bien le français et appréciant l’excellent travail que nous faisions et les bons résultats que nous avons obtenus surtout relatifs à la recherche et à l’arrestation des mercenaires, il était devenu notre ami et venait souvent nous rendre visite d’une manière informelle. J’ai eu l’occasion de le rencontrer, quatre ans plus tard en 1966, lorsque j’ai été désigné, pour suivre aux USA, le stage C23 à l’Ecole d’infanterie à Fort Benning (Georgia) .
L’Ecole a organisé, pour les officiers étrangers, une visite de cinq jours à Washington et New York où il nous a été permis d’avoir une journée °libre° dans cette dernière ville. Sachant que José Roltz Bennet, le chef des opérations civiles et représentant du secrétaire général de l’ONUC au Katanga assurait, à ce moment-là, les fonctions de secrétaire général adjoint de l’ONU, je l’ai contacté par téléphone et se rappelant bien le contingent tunisien du Katanga, il m’a invité à lui rendre visite au siège des Nations unies où il m’a reçu, avec beaucoup de courtoisie et d’amabilité et m’a même conduit, à la salle de réunion du Conseil de Sécurité de l’ONU. Il m’a rappelé l’excellent travail de notre contingent à Elisabethville, trois ans plus tôt, et dont il garde le meilleur des souvenirs.
Notre appartenance à l’Afrique et notre connaissance de la langue française nous ont permis d’avoir de très bons rapports avec la population locale, les Congolais (Katangais) et avec les Européens, essentiellement les Belges.
Nous avons été très vite adoptés par tous : les autochtones qui avaient affaire à des Africains comme eux, et les Européens qui, grâce à la langue, avaient compris que nous n’étions là que pour maintenir la paix et la sécurité. Nous leur avons expliqué que l’ONUC au Katanga n’était pas partie prenante de la situation conjoncturelle que tout le monde vivait et subissait et que nous les protégions au même titre que tous ceux qui résident dans cette ville.
Nos rapports avec les autorités de la province érigée, à ce moment- là en Etat, étaient excellents y compris avec Mr Moise Tshombé et les membres de son gouvernement. Il venait d’ailleurs chez nous lorsque nous l’invitions à l’occasion de nos Fêtes (politiques ou religieuses) et il nous a, plusieurs fois, invité chez lui à la «Présidence». MM. Munongo et Kimba, les ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères, les hommes forts du régime et très influents par ailleurs, n’étaient pas inconnus du contingent tunisien.
Les troupes des Nations unies au Katanga étaient essentiellement implantées à Elisabethville, la capitale du Katanga ainsi qu’à Kamina, une ville située au nord à près de trois cents kilomètres. En novembre 1962, des actes de provocation et des incidents avec des policiers et des civils katangais étaient signalés obligeant, parfois, nos hommes à tirer en l’air pour se dégager ou pour les dissuader.
Vers la fin du mois de décembre, la gendarmerie katangaise, l’armée en fait, encadrée surtout par des mercenaires, harcelait de nuit les positions des forces de l’ONUC en tirant à coups de mortiers et de canons de faible calibre. Les tirs n’étant pas précis, chaque contingent essayait de s’informer auprès de ses voisins et chacun s’inquiétait pour les autres. Les tirs cessaient dès la levée du jour.
Afin de permettre à nos troupes de «s’aérer» en élargissant leur zone d’action délimitée par le périmètre de la ville et cela, en bousculant un peu les gendarmes katangais, le Général Prem Chand, le commandant indou des Forces des Nations Unies au Katanga, et conformément aux instructions de New York, donna l’ordre à ses troupes de quitter leur cantonnement et de chercher le contact avec la gendarmerie katangaise.
Celle-ci, reculant au fur et à mesure que les Casques bleus avançaient, s’est en fin de compte évaporée, sans combattre sérieusement et sans avoir opposé une résistance digne d’être signalée. C’est ainsi que prit fin le régime de Tshombé et le Katanga redevint une province congolaise.
Notre mission deviendra plus importante, plus grave, très délicate et plus accentuée après le mois de décembre 1962, lors de l’effondrement du régime de Tshombé et jusqu’à notre retour définitif en Tunisie en mars 1963. En effet, obligés de suppléer l’autorité qui s’est effondrée, nous avons assumé les tâches, auparavant, imparties à la police et il fallait :
1- assurer la sécurité de toute la population dans cette ville de plus de deux cents mille habitants à ce moment-là;
2- sauvegarder les personnes et les biens ;
3- éviter les pillages et les règlements de compte dans une période d’incertitude, d’anarchie et d’absence totale de l’autorité légale ;
4- et surtout protéger les minorités de tout acte de vengeance.
Cette mission, loin d’être aisée pour des militaires habitués aux exercices de combat et aux manœuvres, a été remarquablement remplie par nos hommes qui ont mérité, à la fin de notre séjour, les félicitations, les remerciements de l’ONUC, ainsi que la reconnaissance des Noirs et des Blancs, celle de la population congolaise ( katangaise) ainsi que celle de tous les Européens qui étaient fort nombreux à Elisabethville.
Etant le seul contingent parlant la langue française, la connaissance de cette langue était pour nous d’un grand avantage et d’une importance capitale par rapport aux autres contingents.
Ayant fait partie de la brigade, durant une courte période de cinq mois ainsi que du 14° bataillon au Katanga durant tout le séjour (quatorze mois), les missions que nous avons accomplies ici et là étaient totalement différentes et je voudrais mentionner le travail remarquable effectué par tout le personnel officiers, sous-officiers et hommes de troupe dans ces situations très délicates et dans cette tâche tout à fait particulière que nous étions tenus d’assumer.
Je citerais les noms de mes camarades officiers qui, durant le séjour katangais, ont été «au four et au moulin» : Les Lieutenants Rafik Sarraj, Habib Ammar, Boubaker Benkraiem, Bechir Chehidi, Mustapha Hachicha, Taoufik Boudeya, Ahmed Ayache, Salah Ben Saad, Tahar Boubaker, les S/ Lts Ghazi Skander, Belkhodja, Larbi Farouk, Hedi Chemli, Mekki Louiz, Mohsen Mamoughli, Habib Karray et Fray sans oublier les médecins appelés qui se sont relayés pour veiller à la bonne santé de nos troupes , les médecins capitaines Safraoui, Ben Chaabane et Hachicha.
Quels souvenirs gardons- nous de notre séjour au Katanga ?
D’abord, le souvenir d’une région paradisiaque gâtée par la nature pour sa végétation, son climat et ses richesses.
Ensuite, tout simplement ces témoignages de reconnaissance du rédacteur en chef du quotidien «l’Echo du Katanga» qui s’est fait le porte-parole de tous les habitants d’Elisabethville, sans distinction de race, d’origine ou de couleur: Dans sa livraison du 26 février 1963, il écrivait dans un flash en première page :
« Le bataillon tunisien nous quitte : Hier soir, le colonel Remiza, commandant le bataillon tunisien, recevait le tout-E’ville, à l’occasion du prochain départ. Les E’villois de toutes les factions (jadis opposées) étaient présents. Tous regrettent le départ des Tunisiens. Ils ont accompli ces derniers temps un travail de police très efficace et qui a été l’un des éléments de base du rétablissement rapide des conditions normales de vie dans notre ville. C’est de tout cœur que nous leur disons: au revoir et bon voyage. Si jamais un bataillon tunisien devait revenir au Congo, nous souhaitons qu’encore une fois il soit commandé par un homme de la trempe du Colonel Remiza.
Le même journal écrivit, dans sa parution du 5 mars 1963 :
Le bataillon tunisien est remplacé, dans le service d’ordre à Elisabethville, par des éléments éthiopiens. Ceux-ci en effet montent déjà la garde depuis quelque temps à la poste centrale d’Elisabethville et aux principaux points stratégiques. Le départ des Tunisiens est unanimement regretté tant par la population européenne qu’africaine d’Elisabethville. Les Tunisiens en effet, par leur correction, leur amabilité et leur honnêteté, jouissaient d’un très grand prestige auprès des populations katangaises et ce, en dépit des évènements tragiques qui ont opposé l’année dernière, les soldats des Nations unies aux gendarmes katangais.
Telles sont les impressions que l’on recueille à l’annonce du départ des Tunisiens dans tous les milieux d’Elisabethville ».
Ce vibrant témoignage du journaliste congolais qui illustre le succès de notre mission au Katanga et au Congo était, pour nous tous, la meilleure récompense pour le travail accompli.
Le 14e bataillon a été rapatrié en totalité au mois de mars 1963 et le dernier avion a atterri à Tunis Carthage le 8 du même mois.
Ces souvenirs, vieux de soixante-cinq ans, sont ressentis par tous ceux qui les ont vécus comme datant d’hier. Une pieuse pensée à tous nos martyrs et en particulier au premier de la Promotion, notre camarade, le Lt Khelifa Dimassi ainsi qu’au sergent- chef Belkhiria.
C’est avec un immense plaisir et une grande fierté que nous constatons aujourd’hui, que le soldat tunisien est, depuis cette épopée qui a marqué tous ceux qui l’ont vécue, présent aux quatre coins du globe, là où la communauté internationale l’appelle, pour le maintien de la Paix et de la Sécurité: en effet, que ce soit au Sahara ex-espagnol, au Cambodge, au Rwanda, au Congo ou ailleurs, nos braves et vaillants soldats qui, malgré toutes les difficultés dues au terrain, au climat, au danger, et indépendamment des sacrifices consentis et des pertes subies, ont été admirables de sérieux, d’honnêteté et de compétence. Ils ont levé haut les couleurs onusiennes et tunisiennes, à la satisfaction de l’ONU et surtout des populations protégées ou secourues.
C’est la raison pour laquelle nous, leurs anciens dans cette noble mission, en leur rendant l’hommage qu’ils méritent, nous leur faisons part de notre admiration et de notre fierté pour les résultats obtenus, et de nos encouragements pour qu’ils perpétuent les grandes qualités du soldat tunisien.
Et que vive la Tunisie éternelle, l’héritière de Carthage et de Kairouan.
B.B.K
(*) Ancien sous-chef d’état-major de l’Armée de terre, ancien commandant la brigade saharienne, ancien adjoint au commandant du 14e Btn tunisien au Katanga, ancien gouverneur.