
« Le silence n’est pas neutralité : c’est complicité. Nous choisissons une autre écriture : faire de la ville un sismographe, de l’art un dispositif probatoire ; tisser les archives de Gaza et de Tunis, relier archives, pratiques et gestes de résistance ».
La Presse — «Nous entrons dans une époque où régimes d’enclosure, économies d’extraction et effacement des preuves reconfigurent droit et perception. Gaza en donne la mesure : elle n’est pas un ‘‘cas’’ mais le sismographe d’un effondrement moral global. Partir de Gaza, c’est refuser l’euphémisme, nommer avec précision — génocide, dépossession, siège — et demander aux formes de produire des preuves.
De là se déploie l’architecture de Dream City 2025 : la preuve; une polyphonie modale (maqâms) des écologies politiques; la persistance comme pratique du temps», c’est par ces mots que s’ouvre l’édito de la saison 2025 de Dream City prévue du 3 au 19 octobre prochain.
Conçue par Jan Goossens en dialogue avec Selma et Sofiane Ouissi et porté par l’association «L’Art Rue», ce festival est ancrée dans la médina et l’espace public, avec le souci fondateur d’impliquer des artistes libres et engagés dans de nouveaux projets mettant en lien un territoire avec ses populations et ses enjeux politiques et sociaux.
Comment tenir ensemble alors que progressent l’effacement des faits, la contraction des libertés et l’«apocalypse lente» qui travaille corps et imaginaires? Une interrogation qui abreuvera cette nouvelle édition de Dream City, reliant Tunis à d’autres points du monde avec à leur centre Gaza.

«Certaines villes condensent l’histoire jusqu’à devenir des sismographes. Gaza en est l’exemple : lieu habité et mémoire en flammes. Le siège s’inscrit dans une chronologie —Nakba 1948, occupation, blocus — où la destruction matérielle vise aussi la destruction morale : l’anéantissement de la capacité d’un peuple à se penser.
Gaza met à l’épreuve nos institutions et révèle un ‘‘ordre fondé sur des règles‘‘ qui se dérobe dès qu’il contrarie des intérêts stratégiques. Euphémisation, hiérarchisation des vies : les symptômes sont connus. Nommer Gaza un génocide n’est pas polémique, c’est un devoir de précision. Nous nommons aussi: punition collective et effacement planifié», revendiquent les organisateurs qui placent la Palestine comme centre de gravité moral de l’édition.
Hommage aux danseurs de Gaza
En résonance avec cela, la pré-ouverture prévue pour le 2 octobre se fera avec «Tarab», une œuvre d’Eric Minh Cuong Castaing, dédié aux danseurs de Gaza tués en 2024. Une célébration performée avec le musicien libanais d’origine palestinienne, Rayess Bek, et sept danseurs tunisiens. Portés par la dabkeh, la Taa’Kib et rejoints par une centaine de danseurs complices, ils embarquent le public dans un élan commun où la douleur se convertit en transe collective mêlant traditions et gestes contemporains.

En partenariat avec la Sharjah Art Foundation, des artistes produisent des contre-cartographies — Jumana Manna, Sille Storihle, Sharif Waked, Raeda Saadeh, Basma al-Shaif — qui éclairent une contre-géographie des fractures palestinienne: mémoire active, traces restaurées, récits de pacification déjoués, résistance déplacée vers la persistance.
«Face à l’effacement, l’art devient enquête, archive et document»
«Tarab» fait partie des nouvelles créations contextuelles programmées dans cette édition avec 23 autres œuvres, dont «Zifzafa» de Lawrence Abu Hamdan. Chercheur, cinéaste, artiste et activiste ou comme il le dit un «Private Ear», il mêle art, justice et écologie. Avec Zifzafa, il participe pour la deuxième fois à Dream City.
En 2022, il avait présenté Daght Jawi à la Cité des Sciences de Tunis, puis à Bruxelles en 2024 dans le cadre de Dream City x Kanal.
Cette année, le festival accompagne et coproduit sa nouvelle création. Zifzafa est un mot arabe qui renvoie à un vent qui ébranle tout sur son passage.
Dans son œuvre éponyme, Hamdan mêle paysage sonore, parole et simulation en temps réel. Il établit, par enregistrements géolocalisés et analyse acoustique, que le bruit d’éoliennes sur le Golan occupé fabrique l’inhabitabilité : le son devient preuve matérielle d’une dépossession, l’«écologie» masquant une colonisation.
«Composé par Busher Kanj Abu Saleh et interprété avec Amr Mdah, cette performance sonore capte le vent comme force d’effacement autant que cri de résistance. Ici, le son devient mémoire, archive et ligne de front», peut-on lire dans un texte présentateur.
Dans une même approche de réhabilitation et de documentation, on retrouve «La vertigineuse histoire d’Orthosia», une performance signée Joana Hadjithomas & Khalil Joreige. Ensemble, ils révèlent des strates d’effacement .
A l’origine, un fait qui se déroule à Nahr el Bared, au nord du Liban, dans un camp de réfugiés palestiniens fuyant la Nakba de 1948. En 2007, la guerre éclate, détruisant le camp. C’est alors que surgissent les vestiges d’Orthosia, cité romaine disparue depuis un tsunami en 551 AD. Découverte majeure, mais fouiller impliquerait un second déplacement des réfugiés.
Les artistes Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, entre photo, installation, vidéo et cinéma, questionnent les récits invisibilisés. Avec cette performance, ils nous plongent dans un palimpseste de constructions et de destructions, révélant les cités invisibles et les mondes souterrains. Une autre question de Preuves, nous disent les organisateurs, avec «Dignité», une œuvre théâtrale de Chokri Ben Chikha. Il y réactive l’archive des «zoos humains» en tribunal du présent.
D’autres œuvres prévues dans cette édition, à l’instar de «Resilience Overflow» (Lara Tabet) et «In Search for Justice Among the Rubble» (Public Works Studio) — avec le Center for Human Rights & the Arts (Bard College) et Tania El Khoury — viendront documenter cette moise à mort aussi des preuves par les forces coloniales.
De même pour la grande exposition «La polyphonie modale» de Suni‘a Bisihrika qui sera au cœur de cette édition. Créée par Your Magic–First Movement, Tunis (Dream Exhibition), elle a été imaginée et curatée par Tarek Abou El Fetouh. «Suni’a Bisihrika» est un cycle curatorial en cinq phases à travers plusieurs villes, qui débutera à Tunis pendant Dream City 2025 et se concluera en 2027 avec une grande exposition et la publication d’un ouvrage coédité avec Rasha Salti.
Le titre reprend une phrase mnémotechnique servant à mémoriser les huit maqâms arabes principaux. Chaque lettre correspond à un maqâm, structure modale utilisée depuis des siècles du monde arabe à l’Asie centrale. Chargés d’histoire, de politique et de culture, les maqâms interrogent les notions figées d’identité. Ils sont porteurs de diversité, ayant traversé guerres, exils et effondrements. 27 autres expositions sont prévues entre installations, art vidéo et autres publications.

Différents axes
Le festival s’intéresse aux «écologies politiques» où paysages, corps, gestes se présentent comme autant d’archives de domination et de résistance. Figurent dans ce sens des œuvres telles que «Magec / The Desert» de Radouan Mriziga, «The Grounding Point» de Sonia Kallel, «Laâroussa Fragment» et «Laâroussa Quartet» de Selma & Sofiane Ouissi.
On abordera aussi la question de la persistance, comme le soulignent les organisateurs, pour faire face à «l’apocalypse lente». C’est ici que s’inscrivent des œuvres comme Sham3dan (nasa4nasa), Asswat (Cyrinne Douss), Dressing Room (Bissane Al Sharif), Every Brilliant Thing (Ahmed Al Attar & Nanda Mohammed), Tolon Kè! (Serge-Aimé Coulibaly) et Blue Nile to the Galaxy Around Olodumare de Jeremy Nedd et Impilo Mapantsula.
«Créer aujourd’hui est risqué; se taire l’est davantage. Le silence n’est pas neutralité : c’est complicité.
Nous choisissons une autre écriture : faire de la ville un sismographe, de l’art un dispositif probatoire: tisser les archives de Gaza et de Tunis, relier archives, pratiques et gestes de résistance. Rêver avec précision : des mots pour nommer, des gestes pour préserver, des formes pour ouvrir l’avenir», c’est à travers ces mots manifestes que l’équipe de l’Art Rue condense cette édition.
