Entretien avec Dr Moez Cherif, chirurgien pédiatre et Président de l’association tunisienne de défense des droits de l’enfant : «Les politiques sont acculés à redonner de l’espoir à une enfance et une jeunesse désenchantées»

Malgré l’existence d’une batterie de lois servant à protéger les enfants en Tunisie, la réalité est bien différente sur le terrain. Les dépassements se poursuivent. Des enfants continuent à être injectés tous les jours dans les réseaux de mendicité et autres afin d’être exploités financièrement pour subvenir aux besoins de leurs familles. D’autres sont victimes soit d’agressions sexuelles, soit d’actes de discrimination raciale au sein même de l’enceinte scolaire supposée les protéger. Comment se porte l’enfance en Tunisie? Docteur Moez Cherif, chirurgien pédiatre et président de l’association tunisienne de défense des droits de l’enfant, a bien voulu répondre à nos questions. Entretien.

En dépit de l’existence de nombreuses lois qui protègent les enfants des dangers qui les menacent, ceux qui sont issus de milieux vulnérables et défavorisés continuent à être exploités dans des réseaux de mendicité, de proxénétisme…. Finalement, à quoi sert le Code de protection de l’enfant ?
Le cadre législatif tunisien est favorable à la garantie de la protection des enfants. Il est largement inspiré de la Convention internationale des Droits de l’Enfant( Cide) qui fête cette année son 30e anniversaire. Même si certaines insuffisances persistent comme la reconnaissance juridique du statut de l’enfant victime, une application du Code de protection de l’enfance (CPE) devrait normalement fournir plus de protection qu’il n’est constaté aujourd’hui. Certes, l’accès à l’éducation, à la santé et à la protection est une réalité mais le souci se rapporte à la qualité de la prestation de service et à la non-discrimination. Par ailleurs, il n’est pas tenu compte du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant dans toute décision prise à son égard comme cela devrait être conformément à l’engagement de l’état. La Cide, reprise par le CPE, stipule l’obligation pour l’Etat de diffuser largement les principes des droits de l’enfant à tous les enfants, auprès de tous les intervenants dans le domaine de l’enfance (éducateurs, personnel médical et paramédical, responsables de protection, juges…) et dans la société en général. Or, 30 ans après la proclamation de la Cide et 25 ans après la promulgation du CPE, les principes des droits de l’enfant restent limités à un cercle restreint d’initiés et sont largement méconnus par les intervenants dans le domaine de l’enfance et même par les défenseurs des droits humains.
On continue de traiter l’enfant en tant qu’un être objet de droits et non en tant que sujet de droits. Ce jargon juridique veut dire que notre société accorde aux enfants des droits en fonction de ce que dictent la culture et les croyances et il revient à la famille et aux tuteurs d’en décider ! Cette approche est retrouvée dans la Constitution qui responsabilise d’abord la famille avant l’Etat pour la garantie des droits de l’enfant. Mais où s’arrête le rôle de la famille et où commence l’intervention de l’Etat ? Les statistiques démontrent que la majorité des atteintes aux droits des enfants se passent dans les espaces qui sont sensés procurer une protection à l’enfant, à savoir la famille et les institutions éducatives !

Selon vous, ce Code doit-il faire l’objet d’une révision pour conférer davantage d’efficience aux politiques et aux actions qui visent à protéger l’enfance en Tunisie ?
Les lacunes persistantes dans le CPE doivent être comblées afin de procurer une protection aux enfants victimes et une prise en charge sur le moyen et long terme ainsi qu’une réparation pour les préjudices qui leur sont occasionnés. Toutefois, sans une réelle volonté politique de considérer l’enfant comme un être sujet de droits et l’obligation de l’Etat de les lui garantir on ne pourra pas faire accéder nos jeunes citoyens en devenir aux principes de l’égalité des chances, à la parité, au droit d’accès à des services de qualité et surtout au respect de deux principes absents à ce jour : le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant dans toute décision qui est prise à son égard et à son droit à la participation à cette prise de décision ! En effet, en tant qu’objet de droits, les décisions sont prises pour l’enfant sans sa consultation en se référant à ce que les responsables jugent être son intérêt supérieur. Or, un enfant détendeur de droits participe à la décision selon son degré de maturité et la détermination de son intérêt supérieur, c’est un processus identifié qui doit émaner d’une réflexion collégiale faisant intervenir plusieurs compétences et tenant compte des vœux exprimés par l’enfant et non pas comme il est actuellement de son tuteur, responsable ou juge en aparté !

Un autre fléau inquiète aujourd’hui : celui de la présence de pédophiles au sein du cadre éducatif dans les établissements scolaires. Comment selon vous, peut-on protéger les enfants des pervers dissimulés derrière leur casquette d’enseignant ?
Les milieux familial et éducatif restent les principales sources de menace pour les enfants, faute d’éducation, de prévention et de formation. La famille tunisienne est devenue une famille nucléaire constituée du papa, de la maman et de deux enfants. C’est le cas de 80% des familles en Tunisie. Il n’y a plus de transmission générationnelle du savoir ou du partage de la charge éducative. Souvent, la naissance précoce d’un enfant dans un jeune couple à peine formé vient déstabiliser un équilibre précaire et le partage des responsabilités dans cette cellule familiale obéit encore à un héritage social et culturel pas compatible avec un mode de vie actuel surtout pour des femmes obligées aujourd’hui d’assumer la double charge traditionnelle familiale et socioprofessionnelle d’une citoyenne active pleinement investie de ses responsabilités en tant que telle.
L’enfant est confié à des institutions éducatives de plus en plus tôt : crèches et jardins d’enfants contribuent de plus en plus à l’éducation des enfants. L’absence d’une politique d’Etat efficace dans se domaine a ouvert la porte aux dépassements dans le secteur privé de la petite enfance. Cela a été source d’inégalité, de multiplication d’institutions n’obéissant pas aux cahiers des charges et d’une insuffisance flagrante de suivi et de contrôle. Les enfants sont confiés à un personnel non formé dans 80% des cas, dans des institutions peu ou pas contrôlées. Depuis la fermeture des écoles de formation des cadres éducatifs, le personnel enseignant dans le primaire, collèges et secondaire est recruté sans une formation pédagogique indispensable pour la réussite de leur mission. Le manque de qualification, l’insuffisance de contrôle et le relâchement constatés dans les institutions éducatives ont altéré la relation entre les différents intervenants dans ces structures. Ce climat a alimenté la réaction des organismes syndicaux qui, dans l’excès de défense de revendications justifiées, ont installé une ambiance d’impunité et de solidarité féroce qui ont altéré les mécanismes de protection des enfants à l’école. Le premier droit touché a été celui de la participation ! La voix de l’enfant n’est plus audible à l’école. Livrés à toutes sortes de dépassements, otage de la note, seul critère de réussite, les enfants sont victimes de l’hégémonie d’un corps enseignant rebelle à tout contrôle ou à un impératif de responsabilité et d’une famille fragilisée par le stress social, professionnel et économique dans un mode où les repères moraux ne font plus l’objet d’un consensus. L’impunité du monde des adultes envers une enfance et une adolescence muselées par le poids de l’ héritage social et culturel a favorisé la multiplication des violences entre autres les agressions sexuelles.

Bien que la loi interdise le travail des mineurs, la réalité est différente sur le terrain. En effet, ils sont nombreux notamment dans les zones intérieures à faire de petits boulots pour aider leurs parents notamment pendant les vacances. Aucune loi ne semble être suffisamment dissuasive pour empêcher les parents d’exploiter leurs enfants. Qu’en pensez-vous ?
Le mal-être à l’école et les difficultés économiques des familles dans des régions privées d’infrastructures pouvant offrir aux enfants un droit d’accès à la culture, au sport ou aux loisirs ont favorisé une alarmante progression de l’abandon scolaire. Quittant l’école, sans aucune autre alternative possible, les enfants sont rapidement en proie à une exploitation économique, d’abord rurale, souvent dans le domaine agricole, ensuite visible, citadine dans les petits métiers, l’économie parallèle ou le travail domestique pour les jeunes filles. Là encore, le manque de contrôle, la multiplicité des lois (CPE, loi du travail, lutte contre la traite, loi lutte contre la violence faite aux femmes…) offre un éventail aux juges qui privilégient souvent la cause des adultes fautifs plutôt que la sévérité des sanctions nécessaires à la protection des enfants. Ce climat favorable à la progression du sentiment d’impunité a contribué à la multiplication des dépassements. Une réalité est toutefois à signaler : L’amélioration de la couverture médiatique des dépassements et des atteintes aux droits des enfants ont donné plus de visibilité au phénomène qui amène une réflexion nouvelle et une maturité au sein de l’opinion publique et la publication de statistiques par les autorités publiques contribuent à renforcer cette prise de conscience.

Devant la fin de l’école, ascenseur social par excellence, qui permet de réduire les inégalités en matière d’éducation, les enfants ont du mal à trouver leur voie aujourd’hui . Les adultes continuent à façonner leurs idées sans laisser la place au dialogue et au débat et décident à leur place de leur parcours, de leur avenir…

L’évolution favorable à l’enfant et au respect de ses droits ne s’est pas encore traduite par une véritable volonté politique. La classe politique, fortement mobilisée par les difficultés d’une transition démocratique qui se prolonge depuis plus de 8 ans, ne considère pas l’enfant et ses droits comme une priorité ou une revendication mobilisatrice. Ceci est d’autant plus vrai que la question des droits de l’enfant divise la classe politique. Le courant conservateur souhaite maintenir l’enfant sous l’autorité exclusive de la famille et le considère comme un être objet de droits que la société se doit de modeler à l’image de ce que lui dicte une philosophie religieuse imbibée d’une lecture stricte des textes fondateurs. Face à cette option, un courant progressiste est apparu divisé entre une vision libérale et une autre plus protectrice et sociale du modèle de société vers lequel devront s’orienter les choix sociétaux.
La revendication de l’existence de ce cadre légal, propre à assurer une protection correcte des droits des enfants, accentue l’immobilisme que connaît le secteur de l’enfance. Les dernières échéances électorales ont permis aux préoccupations des familles tunisiennes de revenir au-devant de la scène et de remettre d’actualité des sujets qui n’ont pas fait l’objet d’un véritable choix politique. Le constat de la détérioration de la qualité des prestations du service public (santé, éducation, transport,…) et l’option prise d’un libéralisme forcé ces dernières années se sont soldés par un vote sanction de tous les partis ayant assumé un pouvoir et les obligent à reconsidérer l’importance du rôle social de l’Etat.
Dans cette optique, nous espérons une meilleure perspective pour une progression des mécanismes de protection des enfants et une opportunité à saisir pour que les mécanismes de mise en œuvre de cette législation pléthorique soient adoptés.
Les dernières instances constitutionnelles, à mettre en œuvre (Cour constitutionnelle, Droits de l’homme et celle des Droits environnementaux et des générations futures), auront sans nul doute des retombées positives sur une reconsidération de la place des enfants dans notre société. Les politiques sont acculés à redonner de l’espoir à une jeunesse désenchantée et une enfance de plus en plus exigeante et ouverte sur le monde. L’enfant, présent dans son espace familial, souvent décideur, n’acceptera plus d’être façonné à l’image que lui préparent les adultes mais trouvera le biais de se faire entendre. Si on ne consacre pas les mécanismes nécessaires à sa participation pour la construction de son propre futur, nous risquons de le laisser trouver seul ses propres solutions dans d’autres projets et à travers des canaux de communication que nous n’alimentons pas et que nous ne dominons pas non plus.

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