L’ancrage de la démocratie, le respect des libertés et des droits fondamentaux ainsi que la lutte contre la corruption passent inéluctablement par l’implémentation de la loi relative au droit d’accès à l’information, selon le président de l’Inai, Imed Hazgui. Dans l’entretien qu’il a accordé à La Presse, il s’attarde sur les acquis, les structures récalcitrantes, les défis à relever et évoque le recours, des fois, à la jurisprudence dans la prise de certaines décisions.
Quel est l’état des lieux de l’accès à l’information en Tunisie depuis la mise en place de l’Inai en 2017 ?
Depuis la mise en œuvre de la loi organique n° 2016-22 du 24 mars 2016, relative au droit d’accès à l’information et le démarrage des activités de l’Inai, il y a eu beaucoup de réalisations au niveau de l’implémentation de cette loi. On peut classer les acquis autour de trois principaux axes. Le premier est en rapport avec le volet juridictionnel de l’instance et consiste à statuer sur les recours en matière d’accès à l’information. A cet effet, on a reçu jusqu’à ce jour 1.591 recours (732 personnes physiques et 859 personnes morales). L’Inai a déjà statué sur 1.000 recours détaillés comme suit : 394 en faveur du demandeur, 364 rejets, 215 non lieu, 27 désistements. Ceci dénote un intérêt croissant d’exercer ce droit de la part des citoyens et des organisations de la société civile et d’aller au recours en cas de refus de l’organisme concerné par la plainte.
Le deuxième volet, qui est aussi important, est inhérent à la diffusion de la culture de l’accès à l’information. Nous avons œuvré depuis la création de l’instance à la multiplication des rencontres avec aussi bien les structures publiques que les organisations de la société civile, les avocats, les magistrats, les journalistes afin de sensibiliser toutes les composantes de la société à l’importance de cette loi et ses nobles objectifs, à savoir la consécration de la transparence de la redevabilité et le renforcement du rôle du citoyen dans la vie publique à travers leur participation à l’élaboration, l’évaluation et le suivi des politiques publiques.
Jusqu’à présent, on a organisé plus d’une centaine de rencontres de sensibilisation et de formation destinées aux agents et aux cadres de l’Etat et aux membres de la société civile et les parties qui sont en étroit rapport avec l’application de la loi d’accès à l’information. Des cessions ont été aussi organisées au niveau des régions (Jendouba, Le Kef, Kairouan, Djerba, Tozeur, Sfax…) dans le but de participer à la diffusion de cette nouvelle culture qui vient s’instaurer en Tunisie après des décennies marquées par la rétention de l’information.
Dans ce contexte, on a tenu compte de la nécessité d’inclure toutes les catégories et on a beaucoup travaillé avec les personnes handicapées visuelles afin de leur permettre d’exercer d’une manière effective leur droit d’accès à l’information. A cet effet, on a mis en braille le texte de la loi relative à ce droit et on a développé une vidéo de sensibilisation en utilisant la langue des signes. En plus, des sessions de formation ont été organisées au profit des associations qui travaillent avec les non-voyants.
Au niveau du monitoring qui constitue le troisième axe, Il est utile de rappeler que le champ d’action de l’instance est très large et inclut près de trois mille structures publiques qui sont soumises aux dispositions de la loi relative au droit d’accès à l’information. Ce champ d’action inclut aussi des organismes privés qui participent à la gestion des services publics et qui bénéficient de subventions publiques. L’instance assure ainsi un rôle de suivi et de contrôle concernant le respect, par ces organismes, de leur engagement en matière de publication proactive de l’information. L’instance exerce dans ce contexte un contrôle sur les sites web des différentes structures.
Quelles sont les structures sur lesquelles vous travaillez beaucoup plus ?
En raison de l’insuffisance des moyens dont on dispose actuellement, on ne peut pas étendre notre contrôle et toucher toutes les structures concernées mais on a choisi les plus importantes et qui sont susceptibles de produire plus d’informations et qui sont en contact avec les citoyens.
La première année, on a travaillé sur 650 structures publiques et cette année sur 850 dont la présidence de la République, la présidence du gouvernement ainsi que tous les ministères, les gouvernorats, les municipalités, les entreprises publiques, les instances publiques indépendantes, les instances juridictionnelles. Ceci a permis la réalisation d’avancées notables et d’une manière progressive au sein de l’administration tunisienne. A titre d’exemple, la présidence de la République avait un site web qui ne fonctionnait pas mais grâce à nos écrits ce site est devenu opérationnel.
On a réalisé des progrès considérables avec le ministère de la Défense et on a organisé deux grandes rencontres s’articlant autour de l’intégrité dans le secteur de la défense en partenariat avec l’Inlucc et le haut comité du contrôle administratif et financier. Une convention de coopération sera bientôt signée avec le ministère de la Défense et on a tenu plusieurs réunions qui ont permis à ce département de s’ouvrir un peu plus sur son environnement.
La Banque centrale de Tunisie aussi était considérée comme une boîte hermétique qui ne donnait aucune information mais grâce à nos rencontres avec la direction de cette institution et grâce aussi aux dossiers qui ont été traités par l’Inai, on a remarqué plus d’ouverture et la BCT dispose aujourd’hui de l’un des meilleurs sites web en matière d’accès à l’information et de transparence. Elle réagit d’une manière très positive avec les décisions prises par l’Inai. On rappelle la dernière décision qui a eu beaucoup d’écho médiatique suite à la plainte intentée par la Haica contre la BCT concernant l’accès aux virements bancaires reçus par les patrons de télévisions et radios privées. Une décision qui a été exécutée par la BCT en application de la loi d’accès à l’information.
A quel niveau résident les difficultés et les résistances ?
L’accès à l’information, la redevabilité et la transparence sont les éléments fondamentaux pour consacrer une démocratie. Ceci requiert toutefois une mentalité prédisposée à assimiler ces principes et les consacrer sur le terrain. Le constat qu’on a fait est que c’est un travail qui nécessite une sensibilisation et une mobilisation de longue haleine parce qu’il y a beaucoup de résistance de la part des cadres de l’administration, des personnes qui n’ont pas encore digéré l’évolution politique, sociale et culturelle réalisée dans le pays.
On a remarqué cette tendance notamment au niveau régional où on réalise ce manque terrible de la culture de la transparence et de l’accès à l’information et au niveau des structures centrales et surtout des structures privées qui ne comprennent pas encore que le droit d’accès à l’information et les principes de transparence les concernent aussi parce qu’elles perçoivent des subventions publiques. On a rencontré cette réticence à l’occasion de plaintes déposées à l’encontre de la Fédération tunisienne de football et l’Ugtt mais aussi avec le pouvoir juridictionnel. Des recours ont été intentés même par l’Association des magistrats contre le Conseil supérieur de la magistrature qui, malheureusement, ne réalise pas qu’il est lui aussi concerné par le principe de redevabilité et de transparence et doit donner en principe le bon exemple de l’application de la loi.
Les recours d’appel, qui sont un droit garanti par cette loi, concernent principalement des décisions rendues contre le ministère de l’Intérieur, la BCT, le Tribunal administratif. Mais en général, les chiffres sus-cités au début de l’entretien nous permettent de conclure que nous avons réalisé des avancées au niveau de l’implémentation de la loi et l’assimilation des principes de transparence et de redevabilité.
L’Inai vient de publier une décision contraignante pour l’Ugtt. En contrepartie, le secrétaire général adjoint Bouali Mbarki a déclaré qu’une demande d’accès à l’information sera faite par la centrale syndicale sur le sort des prêts octroyés à la Tunisie après la révolution. Des explications ?
D’abord, je tiens à préciser que le droit d’accès à l’information est un droit ouvert à toute personne physique ou morale selon le droit tunisien. C’est-à-dire aux personnes physiques comme la centrale syndicale, les organisations de la société civile et même les structures publiques. On rappelle qu’on a déjà statué sur une demande d’accès à l’information présentée par la Haica. C’est l’un des atouts de cette loi classée parmi les meilleures dix législations au monde par les experts internationaux et selon les standards internationaux.
La centrale syndicale a le droit donc de présenter une demande d’accès à l’information aux structures publiques concernées, c’est-à-dire aux structures soumises aux dispositions de la loi. Toutefois, Il faut souligner qu’on n’intente un recours devant notre instance qu’après refus de ces structures de donner les informations souhaitées. Dans tous les cas de figure, nous sommes accueillants et nous encourageons les organisations et instances à exercer le droit d’accès à l’information.
Pour retourner à l’affaire qui concerne la centrale syndicale, c’est une décision qui s’inscrit dans le cadre de la jurisprudence constante de l’Inai et qui consiste à considérer que chaque organisme privé qui reçoit d’une manière directe ou indirecte des subventions et des dons de la part de l’Etat ou de l’argent public est automatiquement soumis aux dispositions de la loi d’accès à l’information. On a appliqué cette jurisprudence aux fédérations et associations sportives.
Pour cette affaire, il s’agit d’une demande présentée par Imed Daimi en tant que personne physique. Ce dernier a demandé les rapports du commissaire aux comptes sur les états financiers de l’Ugtt pendant la période 2010/2017 et le rapport financier de son 23ème congrès ainsi que la liste des agents publics mis à sa disposition. C’est une demande simple d’accès à l’information mais la centrale syndicale a considéré qu’elle n’est pas soumise au droit d’accès à l’information. Elle a été très coopérative au niveau de l’instruction et elle a répliqué dans un rapport de 18 pages qu’elle n’est pas concernée par la loi et qu’elle ne perçoit pas de l’argent de l’Etat et elle a donc refusé de donner les informations requises au demandeur.
De notre côté, on a mené notre propre instruction qui a démontré que la centrale syndicale a reçu de la part de la «caisse spéciale de l’Etat» (créée par la loi de finances en 1975). C’est un fonds qui est géré par la Cnss et c’est uniquement le président du gouvernement qui décide d’octroyer ces montants (avant c’était le Premier ministre). A mon avis personnel, et en tant que magistrat, c’est une anomalie dans le droit tunisien d’avoir ce genre de caisse parce que cet argent échappe à tout contrôle et n’entre même pas dans le budget de l’Etat.
Il s’est avéré que l’Ugtt a reçu différents montants qui ont atteint plus de 20 milliards durant la période 2010-2017. L’Ugtt reçoit aussi, en application du décret datant de 1997 et modifié en 2002, des subventions de la part de l’Etat. Des agents publics sont également mis à sa disposition. Là aussi je parle d’une autre anomalie qui existe dans le droit tunisien, de cette mise à disposition qui n’a pas été prévue du tout par la loi sur la fonction publique tunisienne. C’est une situation aberrante créée par une circulaire qui date des années soixante-dix et dont ont bénéficié des membres du RCD dissout. Maintenant l’Ugtt est parmi les plus grands bénéficiaires de ce procédé.
A notre égard et même à l’égard de la jurisprudence administrative (le Tribunal administratif), la mise à disposition est considérée comme un financement public car il y a de l’argent public et des administrations publiques qui payent les agents qui ne font aucun travail pour le compte de l’Etat et sont mis à la disposition de l’Ugtt.
L’organisation ouvrière a considéré que ce procédé est de nature à faciliter le travail syndical mais même les conventions internationales lorsqu’elles parlent du devoir de l’Etat de faciliter le travail des syndicalistes ne s’appliquent pas à ce cas de figure car il ne s’agit nullement de facilitation mais d’un financement, d’agents publics mis à la disposition d’une organisation et qui sont payés par l’Etat. Ceci est tout à fait différent du procédé du détachement prévu par la convention-cadre.
Pour conclure, c’est ce type de financement, qu’il soit direct ou indirect, à travers la mise à disposition qui justifie que la centrale syndicale soit concernée par la loi d’accès à l’information et par les principes de la transparence parce qu’il y a de l’argent public, et donc nous sommes compétents pour statuer sur cette affaire.
On précise que nous n’avons aucun préjugé défavorable contre l’Ugtt. Au contraire, nous respectons la centrale syndicale et nous respectons le rôle qu’elle continue à jouer dans la politique du pays. Nous avons rendu des décisions contre les trois présidences et contre le ministère de l’Intérieur, le Conseil supérieur de la magistrature. Nous faisons notre travail pour consacrer les principes de la transparence et de la redevabilité.
En 2017 vous avez déclaré à notre journal qu’il faut beaucoup de travail pour que la loi inhérente au droit d’accès à l’information réussisse à réaliser ses objectifs. Deux ans après, l’Inai a-t-elle atteint ses objectifs ?
On ne peut pas dire qu’on ait atteint tous les objectifs tracés. C’est un travail de longue haleine qui nécessite une sensibilisation et une promotion de la culture de transparence d’une manière continue. Ce travail n’est pas uniquement du ressort de l’Inai mais nécessite la conjonction des efforts de toutes les parties concernées, celles de l’Etat qui est le premier responsable de l’implémentation effective de la loi à travers le respect des organismes publics de leur engagement en matière de publication de l’information, ainsi que de la société civile et des médias qui ont un rôle important à jouer dans la promotion et la diffusion de cette culture.
Dans la première année, il y a eu une quinzaine de recours à notre instance par les journalistes. Pour cette année le nombre a observé une légère hausse mais il reste toutefois minime. Dans d’autres pays, les journalistes sont la première catégorie qui utilise le droit d’accès à l’information, notamment aux USA et en Espagne. Je rappelle à ce propos qu’on a organisé plusieurs ateliers de formation et des rencontres au profit des journalistes dans le but de les sensibiliser et vulgariser ce droit en coordination notamment avec le syndicat des journalistes, l’Inlucc et l’organisation (Article 19).
C’est toute une culture à promouvoir et un travail qui nécessite des années surtout au niveau des universités et des lycées. Nous avons prévu pour bientôt la signature d’une convention très importante avec le ministère de l’Education qui va nous permettre de proposer plusieurs recommandations pour la diffusion de cette nouvelle culture au niveau des établissements scolaires. Nous allons faire de même avec le ministère de l’Enseignement supérieur.
Certains observateurs accusent les instances indépendantes d’être des instances budgétivores.
En ce qui concerne l’Inai on dispose de moyens très limités et notre budget ne dépasse pas les 500 mille dinars dont le 1/3 est dédié au loyer. Le budget de toutes les instances réunies ne correspond pas à un kilomètre dans une autoroute.
Vous avez pris part au deuxième symposium de la ligue des instances publiques indépendantes tenu à Hammamet (29, 30 novembre et le 1er décembre 2019). Quelles sont les principales recommandations issues de cette manifestation ?
Ce colloque est destiné principalement à l’ouverture de la ligue des instances publiques indépendantes sur la société civile, les académiciens et chercheurs universitaires. Cette année, on a choisi comme thème le rôle des instances indépendantes dans la consolidation de la démocratie, la protection des droits et des libertés parce que nous estimons que c’est l’une des missions les plus importantes attribuées à toutes les instances. Le facteur commun qui réunit toutes les instances est la protection des droits et des libertés comme le stipulent la Constitution et les conventions internationales.
Parmi les recommandations, on a insisté surtout sur plus de coordination en matière des actions entreprises par les instances indépendantes afin d’optimiser les moyens dont on dispose, l’ouverture sur les régions et la société civile afin de promouvoir les principes des droits de l’homme et de la démocratie.
Nous sommes conscients que ces instances indépendantes sont en quelque sorte les garde-fous de la démocratie, des droits et des libertés et en dépit des changements politiques qui surviennent dans le pays, nous devons toujours être vigilants, et protecteurs des droits et des libertés.
On ne peut pas en Tunisie construire une démocratie solide et pérenne sans garantir aux citoyens le droit d’accès à l’information qui demeure une condition sine qua non pour exercer la citoyenneté. De même les Objectifs du développement durables (ODD) à l’horizon 2030 et qui sont tracés par l’ONU passent impérativement par le droit d’accès à l’information qui demeure la pierre angulaire de toute construction démocratique solide. On ne peut pas aussi lutter efficacement contre la corruption si on ne dispose pas d’un système qui permette l’accès fluide et rapide au citoyen à l’information.
Pour conclure, je dois préciser que nous avons développé notre stratégie pour les années à venir et mis au point des plans d’action et nous avons beaucoup travaillé sur la diffusion et la promotion des principes de transparence et de redevabilité afin de permettre au citoyen de participer activement à la vie publique et la vie politique.