Par Maître Ladeb Mohamed LAID*
Décidément , M. Fathi Layouni, président de la municipalité du Kram, ne cesse de nous étonner par ses élucubrations d’ordre juridique. Il vient d’annoncer l’institution d’un fonds pour la zakat, c’est-à-dire un fonds chargé de recueillir et de rassembler les subsides pour les partager ensuite entre les nécessiteux et les pauvres de la cité musulmane.
Du temps du Prophète Mohamed, ce fonds a pris corps dans ce qu’on appelait Beït Mal Al Mouslimine, fonds de subsides des musulmans. Cette institution s’est développée au cours du règne des cinq califes de l’Islam et notamment sous le règne des deux califes Omar Ibn Al Khattab et Omar Ibn Abdelaziz. Avec la dislocation de l’empire musulman sous le règne des dirigeants turcs et la division de cet empire en Etats indépendants, l’institution du fonds de la zakat a disparu. En ce qui nous concerne, et sous l’impulsion moderniste du Président Habib Bourguiba toutes ces institutions, s’inspirant de la charia, notamment les biens habous (1) et autres, ont été supprimées par les tribunaux d’ordre religieux et remplacées par d’autres de nature civile, loin de tout esprit religieux ou charaïque.
Ce qui étonne dans la démarche de M. Fathi Layouni, c’est qu’il a essayé de la saupoudrer par des couvertures soi-disant constitutionnelles et légales.
Nous nous efforçons dans cet article de démontrer que ses arguments et sa démarche en vue de l’institution de ce fonds sont fallacieux, anti constitutionnels et relèvent d’un esprit politicard malicieux et malhonnête.
Dans un article publié par le journal Al Maghreb du 7 novembre 2019, le président de la municipalité du Kram s’est attaché à affirmer que sa démarche visant l’institution d’un fonds pour la zakat s’appuie essentiellement sur les article 1, 2, 6, 36 et 49 de la constitution du 27-1-2014 et sur le principe de la libre activité formulée par le Code des collectivités locales et notamment ses articles 137 et 138 qui permettent aux collectivités locales d’ouvrir des comptes bancaires en vue de recevoir les donations et les dons des citoyens et des autres composantes de la société civile.
I) S’appuyant sur l’énoncé de l’article 1er de la constitution du 27-1-2014 qui stipule que «la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion», M. Fathi Layouni croit trouver ici une assise juridique valable à son projet. Il oublie par contre que l’Etat en tant qu’institution juridique se dotant de la personnalité morale ne peut pas avoir une «religion» dans la mesure où celle-ci est un état intérieur, personnel qui touche le fond de l’être humain doté d’une conscience et d’une âme, on peut dire que seule la personne croit ou ne croit pas en Dieu et comme l’a bien relevé M. Levau, ancien professeur de droit au temps de la promulgation de la constitution du 1er juin 1959, «La nation ou l’Etat ne croit pas»(2). Mais il est permis d’entendre que l’Islam en tant que religion d’Etat serait favorisé au détriment des autres cultes et qu’il profiterait à ce titre de certains avantages, comme l’enseignement et la propagation. La démarche de M. Fathi Layouni constitue une atteinte très grave au caractère civil de l’Etat tunisien énoncé par la constitution.
II) Cette atteinte au caractère civil de l’Etat tunisien prend des ampleurs encore plus graves quand il veut s’appuyer sur l’article 2 de la Constitution. A ce stade, son projet constitue une violation flagrante de la Constitution. En effet, l’article 2 de la Constitution énonce que «la Tunisie est un Etat civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit…». Vouloir instituer un fonds de la zakat au mépris de cet article et au mépris des institutions de l’Etat agissant dans ce domaine, de la Caisse nationale de l’entraide sociale et ses succursales implantées dans toutes les régions de Tunisie constitue à notre avis une violation très grave de la Constitution. Cette violation est d’autant plus grave que le même article, pour appuyer le «caractère civil» de l’Etat tunisien, énonce solennellement que le présent article ne peut faire l’objet de révision. On est loin des allégations fortuites et infondées du président de la municipalité du Kram.
III) Le projet de M. Fathi Layouni fait appel aussi aux articles 36 et 49 de la Constitution. En ce qui concerne l’appel à l’article 36, il est évident que le président de la municipalité du Kram fait fausse route puisque cet article traite du droit de grève et à ce titre, il est inapplicable à notre sujet de discussion, celui du fonds de la zakat. En ce qui concerne l’article 49 auquel M. Fathi Layouni a fait référence, il traite de la protection des droits et des libertés garantis par la Constitution et à leur exercice. Les restrictions qui pourraient être faites en ce domaine ne seront tolérées que dans la mesure où elles sont de nature à répondre à un Etat civil et démocratique, à garantir sa pérennité et son empire. Il semble que le projet de M. Fathi Layouni, outre qu’il porte une atteinte flagrante au caractère civil de l’Etat, se situe aux antipodes de cet article.
M. Fathi Layouni a voulu jouer le jeu de l’homme de loi qui respecte les règlements et la Constitution. Ses efforts de camouflage se sont avérés vains et inutiles.
Les masques sont tombés. Nous lui disons que son projet de fonds de la zakat est anticonstitutionnel et illégal et constitue une tâche noire au caractère civil de l’Etat tunisien.
D’ailleurs, il ne s’offusque pas de l’idée qu’il fera appel aux légistes religieux (foukaha) pour veiller à la bonne marche de son projet tant pour la collecte des biens et deniers constituant la zakat que pour leur répartition entre les futurs bénéficiaires qui sont au nombre de huit, selon lui! Les pauvres, les malheureux, les hommes chargés de la collecte de la zakat, les «moualafa qouloubouhoum», «les amis des fidèles» et les affranchis. Une question de poids s’impose à nous tous : faut-il revenir à «l’esclavage» en vue d’une bonne application du projet de Me Fathi Layouni, puisqu’une catégorie des bénéficiaires de cette zakat étaient d’anciens esclaves.
Conclusion : sous une couverture fallacieuse et éhontée, M. Fathi Layouni nous a présenté un projet du fonds de la zakat situé aux antipodes de la Constitution du 14/1/2014. C’est au gouverneur de Tunis en tant qu’autorité de tutelle d’agir pour mettre fin à ces atteintes flagrantes à la Constitution et mettre fin à cette mascarade «juridico-pantoufle». C’est aussi au Tribunal administratif, en l’absence de la Cour constitutionnelle, d’agir pour mettre fin à ces abus intolérables et injustifiés.
A cette présidente de la municipalité de Tunis qui n’a eu comme «idée» géniale que d’offrir à des enfants âgés de moins de cinq ans une «hajja» aux abords de l’avenue Habib-Bourguiba avec des costumes afghans. Quand le ridicule se confond à l’ignorance c’est l’obscurantisme. Dans leur fête annuelle, le 20 novembre, les enfants rêvent de beaux jouets, rêvent d’amour et de tendresse. Si vous êtes incapables de les émouvoir par ces festivités, laissez-les au moins tranquilles.
La Tunisie de demain mettra ses enfants sous la lumière du soleil, le soleil de la vérité, de l’amour, de l’entraide et de la science créatrice, loin des sentiers de l’obscurantisme et de la daychisation. Depuis l’avènement de la triste Troïka, en 2012, le sang a trop coulé en Tunisie.
La Tunisie a besoin de la sueur de ses fils et de ses filles pour édifier un avenir meilleur où les valeurs de travail, d’intégrité et de droiture constituent les pavés de son chemin. Pour les mordus du califat et consorts, je me permets de leur conseiller le livre central de l’Egyptien Soleïman Fayadh publie en 1999, «L’autre face du califat islamique. A lire et à méditer parce que comme le dit bien M. Talbi Med : «La théocratie est la plus abominable des dictatures parce qu’elle interprète toute forme d’opposition en termes d’athéisme et d’apostasie».