Alors que tous les Tunisiens étaient en train d’accueillir la nouvelle année, le chef du gouvernement désigné, Habib Jemli, a annoncé que la composition de son équipe gouvernementale était fin prête. Une annonce qui met un terme à un long processus politique atypique portant sur la formation du nouveau gouvernement. Un processus qui marque la fin d’un marathon de négociations, de tractations et de pourparlers, mais aussi de tiraillements et de spéculations politiques. Pourquoi Habib Jemli a-t-il pris autant de temps pour choisir son équipe gouvernementale ? Décryptage et retour sur un long parcours politique ayant abouti à la formation d’un gouvernement dit apolitique.
Tard dans la soirée du 31 décembre 2019, alors que tout le monde fêtait la nouvelle année, le chef du gouvernement désigné, Habib Jemli, a adressé un message de félicitation et ses meilleurs vœux de fin d’année au peuple tunisien. Une occasion pour présenter également les derniers progrès de la formation de son gouvernement, déclarant qu’il a finalisé la liste de ses membres. « Je n’ai pas pu présenter la composition de mon gouvernement au président de la République vu ses engagements en dehors du palais présidentiel qui se poursuivaient jusque tard dans la journée », a-t-il annoncé. Et d’ajouter que « le gouvernement est prêt et qu’il sera à la hauteur des attentes, ambitions et espoirs du peuple tunisien ».
Une annonce qui met fin au plus long processus de formation de gouvernement post-révolution, marqué notamment par l’impossibilité de parvenir à une entente politique pour aboutir à une coalition gouvernementale, mais aussi par des tractations et des négociations politiques entravées. Habib Jemli n’est parvenu ainsi à composer son gouvernement qu’après six longues semaines entourées de flou persistant, de spéculations et de surenchères politiques, dans une conjoncture politique et socioéconomique peu confortable. Un processus politique entravé qui s’explique par plusieurs facteurs, dont notamment tout le paysage et le contexte politiques dans lequel il a mené ses négociations. En effet, le chef du gouvernement désigné n’a pas bénéficié d’un contexte politique stable et serein qui lui permettrait de poursuivre le processus de formation de son gouvernement loin de toutes sortes de tiraillements politiques. Il est utile de rappeler que l’ancien chef du gouvernement, Habib Essid, avait tiré profit, en 2015, d’un consensus politique entre Nida Tounès et Ennahdha pour pouvoir former son gouvernement assez rapidement. Idem pour Hamadi Jebali, qui a formé son gouvernement en 2011 à l’issue d’un consensus politique appelé, alors, la Troïka, composé d’Ennahdha, du Congrès pour la République (CPR) et d’Ettakatol.
Actuellement, le paysage politique est tout autre. Le processus de formation du gouvernement a, malheureusement pour Jemli, coïncidé avec l’émergence de nouvelles forces politiques totalement opposées et parfois inconciliables. Il suffit de se pencher sur la composition du nouveau Parlement, mais aussi sur ses activités et le déroulement de ses plénières pour s’assurer de la complexité du nouveau paysage politique, ou de ce qu’on appelle la nouvelle mosaïque politique.
Des conflits en interne
Outre ce paysage politique particulièrement hétérogène, Habib Jemli serait aussi « victime » de conflits internes, c’est-à-dire de problèmes d’entente et de consensus au sein d’Ennahdha, le parti qui l’a désigné pour former un gouvernement. D’ailleurs, certains considèrent que c’est un secret de Polichinelle. Le choix de Habib Jemli ne fait pas l’unanimité même au sein du parti Ennahdha. C’est dans ce sens que Zied Lâadhari, secrétaire général démissionnaire de tous postes au sein d’Ennahdha, avait mis en doute les capacités de Jemli à diriger le pays. Il avait déclaré même que les entrevues organisées par Habib Jemli, chef du gouvernement désigné, sont « folkloriques », et que sa désignation à la tête du gouvernement « n’était pas un choix judicieux ». En effet, le choix de Habib Jemli est considéré par une grande fraction au sein d’Ennahdha comme une mauvaise décision, fragilisant davantage sa position et ses efforts pour pouvoir former son gouvernement, en l’absence d’une ceinture politique à même de le protéger des différents tiraillements et des zones de turbulences politiques.
En proie à des manœuvres politiques
Ne bénéficiant ni d’un appui politique en interne, ni d’un paysage politique assez stable et propice pour trouver un consensus aux alliances indispensables pour pouvoir former son gouvernement, Habib Jemli s’est trouvé également coincé au milieu de jeux, de calculs et de manœuvres politiques très compliqués. D’ailleurs, au milieu de ce parcours entravé, on a tous cru qu’un accord entre Ennahdha, Echaâb, le Courant démocratique et Tahya Tounès allait être conclu pour former le gouvernement. On a commencé à parler d’ailleurs d’un quatuor, mais, enfin, il s’est avéré qu’il ne s’agissait que d’une manœuvre politique de plus qui a entravé davantage le processus. Et c’est justement à l’issue de ce nouvel échec que le chef du gouvernement désigné a annoncé la formation d’un gouvernement apolitique, loin de tous les tiraillements politiques. En effet, Jemli avait assuré que l’équipe gouvernementale sera choisie seulement selon des critères de compétence, d’intégrité, de propreté des mains et d’indépendance. Il a justifié sa décision par l’attachement de certains partis politiques à leurs conditions, et ce, en dépit de plusieurs concessions faites dans ce sens. Jemli s’est dit surpris de voir plusieurs partis politiques se retirer des concertations au sujet de la formation du nouveau gouvernement.
Un nouveau rebondissement qui a davantage compliqué la situation d’autant plus qu’on a commencé à parler de grandes divergences entre Habib Jemli et Ennahdha, et même d’un éventuel retrait de confiance au chef du gouvernement désigné. C’est dans ce contexte perturbé et instable à cause des spéculations politiques qu’il a assuré lui-même qu’il bénéficie toujours de l’appui du parti Ennhadha.
Ce qui a également entravé ce processus de formation du gouvernement, le plus long, rappelons-le, depuis la révolution, ce sont aussi les contextes de rumeurs et de désinformation qui ont enfoncé le clou. Il s’agit notamment de fausses informations portant sur une éventuelle tension et l’émergence de différends entre Habib Jemli et le chef de l’Etat, Kaïs Saïed. Kaïs Argoubi, chargé de communication auprès du chef du gouvernement désigné, a d’ailleurs réagi en niant les rumeurs sur un différend entre Jemli et le président de la République, ajoutant que le gouvernement sera prêt et soutenu sans dépasser les délais fixés par la Constitution.
Ces rumeurs portaient également sur l’intervention de l’Union générale tunisienne du travail dans le processus de formation du prochain gouvernement. Mais la Centrale syndicale a rapidement réagi en affirmant qu’elle n’a imposé aucun nom à Habib Jemli, ni posé son veto sur une quelconque personnalité.
Maintenant que la composition de son gouvernement est prête comme il l’a annoncé, Habib Jemli sera placé devant un défi encore plus grand : obtenir la confiance d’un Parlement fragmenté, hétérogène et faire face à une opposition plus forte que jamais.