On ne naît pas diplomate, on le devient. Surtout quand on n’est pas né avec une cuillère d’argent dans la bouche. La diplomatie est, en effet, plus qu’un métier : un art. Et les diplomates chevronnés la définissent en quatre verbes : représenter, informer, négocier, organiser. Mais cela ne suffit pas encore. Il faut aussi, pour prétendre exercer le métier de diplomate, posséder des qualités exigeant « capacité d’écoute et de compréhension des positions des autres, fermeté et force de conviction dans la défense des siens, adaptation à de nombreuses situations parfois dangereuses et urgentes », lit-on dans un rapport de recherche du ministère français des Affaires étrangères et européennes.
La Tunisie peut s’enorgueillir d’avoir fourni de grands diplomates. Sans se hasarder à citer des noms pour ne pas froisser ceux qu’on risque d’oublier, certains d’entre eux ont fait honneur à leur pays quand ils ont été appelés à assumer de hautes fonctions dans les instances onusiennes notamment. Mongi Hamdi en fait partie. Secrétaire général adjoint de l’ONU, il a répondu à l’appel du devoir pour prendre en charge le ministère des Affaires étrangères dans le gouvernement Mehdi Jomaâ. L’enfant de Sidi Bouzid est bardé de diplômes dont un PhD d’ingénieur de l’université de Californie du Sud et un diplôme de politique macroéconomique et de gestion de la prestigieuse université de Harvard. Même s’il pense que les diplômes sont nécessaires mais pas suffisants pour réussir dans l’exercice de ses fonctions. Il faut en plus une expérience professionnelle, beaucoup de tact et être un meneur d’hommes. Son passage à la tête de ce ministère régalien a boosté la diplomatie tunisienne et il n’y a laissé que de bons souvenirs. D’ailleurs, il ne tarit pas d’éloges à l’égard du personnel du ministère qui l’a beaucoup aidé dans sa tâche. Sa dernière mission en tant que représentant spécial de l’ONU pour le Mali et chef de la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusa) a abouti en juin 2015 à un accord qualifié d’historique.
Analyste habile, il a un regard sur la conjoncture nationale, régionale et internationale. Une conjoncture complexe qui exige une parfaite connaissance de la situation.
Nous l’avons rencontré pour obtenir son éclairage sur la scène nationale, régionale et internationale.
Entretien conduit par Brahim OUESLATI
Comment jugez-vous la situation actuelle en Tunisie ?
La Tunisie vient d’organiser, avec succès, deux scrutins importants qui vont l’engager dans une nouvelle phase de sa transition. Nous avons un nouveau président, Kaïs Saïed, un candidat antisystème, qui n’est pas issu des partis politiques, et qui a été élu au second tour de la présidentielle par près des trois quarts des suffrages exprimés. Ce qui lui confère une forte légitimité et en même temps une lourde responsabilité. Même si en tant que constitutionnaliste, il déclare son respect pour la Loi fondamentale de janvier 2014, il n’entend pas, selon ses déclarations, rester confiné dans un rôle purement honorifique. Je pense qu’il va annoncer des initiatives à caractère politique et social. En contrepartie, les élections législatives ont bousculé le paysage politique déjà fragmenté, en raison d’un régime « hybride » qui ne permet à aucun parti d’obtenir la majorité absolue des sièges et de pouvoir gouverner seul. Avec un parlement éclaté, les équilibres politiques seront remodelés selon les alliances, parfois contre nature. Et on a eu à le vérifier au cours de la précédente législature. Ce qui a directement impacté la stabilité gouvernementale. D’ailleurs, le temps qu’a mis le chef du gouvernement désigné Habib Jemli pour former son équipe est un signe précurseur des difficultés qui l’attendent.
Mais les difficultés sont déjà là et le pays s’enlise de plus en plus dans la crise. Que préconisez-vous pour en atténuer les effets ?
Malheureusement, la crise n’est pas conjoncturelle, elle est multiple : politique, économique, sociale et morale. Le régime semi-parlementaire se révèle être une véritable pétaudière pour une démocratie naissante. Cela a eu des conséquences graves pour la gouvernance du pays. Il ne saurait convenir aux jeunes démocraties dont les institutions ne sont pas encore bien implantées. Aussi faudrait-il penser à le revoir pour un meilleur équilibre entre les trois grandes institutions : la présidence de la République, le Parlement et le gouvernement. Un exécutif à deux têtes avec un président élu au suffrage universel et aux prérogatives réduites et un chef de gouvernement désigné mais ayant de larges prérogatives. Ce qui a abouti à une forme de cohabitation difficile, voire ingérable, en l’absence de la Cour constitutionnelle. Même le chef du gouvernement se trouve soumis au diktat du Parlement et il est pratiquement devenu « un simple courtier politique sous haute surveillance parlementaire ».
En plus, il faut moraliser la vie publique par la mise en place de garde-fous, dans une série de dispositions tendant à renforcer la transparence, à encadrer le financement des partis politiques et des campagnes électorales, à garantir l’impartialité des nominations à de hautes fonctions, à éviter les conflits d’intérêts et l’enrichissement illicite.
Sur un autre plan, je propose un plan à trois volets — économique, sécuritaire et social — que j’ai déjà développé dans une tribune publiée en juillet 2017 dans l’hebdomadaire Jeune Afrique et à laquelle il serait intéressant de se référer. Je dis qu’il faudrait tout d’abord commencer par rassurer nos hommes et nos femmes d’affaires, ainsi que nos partenaires occidentaux et arabes et les mettre en confiance. Et puis élaborer une feuille de route pour fixer les objectifs de la prochaine étape loin de toute démagogie et de tout amateurisme. Le pays a besoin de se relever. Il a grandement besoin d’une croissance inclusive qui permettrait à tous les Tunisiens de bénéficier des dividendes de la stabilité politique et sociale et du développement. Il faut se départir des anciennes pratiques qui favorisaient une frange sociale tunisienne aux dépens d’une majorité exclue des retombées d’une croissance économique qui fut assez soutenue (4 à 5% annuellement).
L’aspect sécuritaire doit figurer en tête de nos priorités. Le terrorisme et ses conséquences néfastes à tous les niveaux ne sont plus une forme de l’esprit, mais un vécu inquiétant qui inhibe toute action de développement et d’investissement. La Tunisie seule ne pourra jamais juguler ou endiguer ce fléau dévastateur. La bonne volonté, la détermination et la disponibilité sans faille, sans complaisance et sans compromission des forces armées et de sécurité tunisiennes existent mais ne suffisent pas. Le pays a besoin de matériel sophistiqué pour protéger ses frontières. Mais également du soutien de ses partenaires traditionnels et elle doit renforcer sa coopération avec l’Algérie, notamment, pour mieux contrôler les frontières et assurer l’échange d’informations.
Cela nous amène tout de go à parler de la crise libyenne et de la menace d’une intervention militaire étrangère dans la région. Vous qui étiez ministre des Affaires étrangères, vous avez lancé une initiative pour un règlement de cette crise. Où en est-elle ?
Le dossier libyen est devenu très complexe et la situation risque d’empirer en raison des interventions étrangères. Ce qui aurait des conséquences directes sur la sécurité de la Tunisie et sa stabilité. A peine nommé à la tête de la diplomatie en 2014, j’ai pris le dossier à bras-le-corps en recevant les ambassadeurs des pays concernés directement ou indirectement par le conflit libyen : les cinq Grands, les pays voisins (Algérie, Egypte, Soudan) et les autres ( Turquie, Qatar, Arabie Saoudite, Emirats arabes unis, Maroc). A la suite de cela, j’ai pris l’initiative de réunir en Tunisie les ministres des Affaires étagères de tous les pays voisins de la Libye, à savoir l’Algérie, l’Egypte, le Soudan, le Tchad et le Niger. Deux autres réunions ont été organisées au Caire et à Khartoum. Une quatrième réunion a eu lieu à New York en octobre 2014 en marge de l’Assemblée générale des Nations unies. Nous avons convenu de la création de deux comités, politique et sécuritaire. J’avais alors lancé une initiative pour faciliter le dialogue interlibyen afin de barrer la route à toute intervention étrangère. J’ai écrit une lettre au secrétaire général des Nations unies, Ban ki Moon à l’époque, que je connais bien, pour lui demander de nommer un envoyé spécial en Libye. Ce qui fut fait. Malheureusement, cette initiative n’a pas fait long feu après mon départ et le Maroc a pris la relève en parrainant sous l’égide des Nations unies l’accord dit de Skhirat conclu en décembre 2015.
Que doit faire la Tunisie pour aider au règlement du conflit ?
Je pense que la Tunisie a les moyens d’agir en cette période précise. D’abord en restant à l’écart de tous les axes. Elle doit, par contre, faciliter le dialogue entre les partenaires libyens tout en évitant de soutenir une partie contre une autre et coordonner son action avec l’Algérie qui se trouve dans la même situation. La Tunisie, qui est actuellement membre du Conseil de sécurité depuis le 1er janvier 2020, peut présenter une résolution pour soutenir les efforts des Nations unies et ressusciter l’initiative de pays voisins afin d’éviter toute intervention militaire étrangère. Elle peut également agir sur le plan arabe en sa qualité de présidente du dernier sommet organisé à Tunis en mars 2019.
Pensez-vous que le maréchal Hafter pourrait entrer à Tripoli ?
Franchement, je ne le vois pas entrer sur un char de combat à Tripoli. Le coût serait très lourd pour la population civile et pour lui également. Il sait qu’il n’a pas en face de lui une armée régulière, mais des milices armées. Et même s’il arrive à contrôler la capitale ou une partie de la capitale, il ne pourra pas stabiliser la situation. Il a mis plus de deux ans pour arriver à contrôler Benghazi. Je pense qu’il finira par négocier avec le gouvernement Sarraj.
La Turquie menace d’intervenir militairement en Libye à la faveur de l’accord signé avec le gouvernement d’Union nationale dirigé par Fayez Sarraj. Vous pensez qu’Erdogan mettra ses menaces à exécution ?
Cela me paraît difficile, voire impossible. Déjà l’accord a été fustigé par de nombreux pays dont l’Egypte voisin, l’Union européenne, la Grèce, Chypre, et critiqué par les Etats-Unis et la Russie. Toute intervention militaire en Libye aura des conséquences incalculables sur la région. Avec le risque d’enlisement du conflit.
Et la Syrie, après la chute du califat de Daech ?
Daech est battu en Syrie mais les « daechiens » courent toujours. Ils constituent une menace pour beaucoup de pays dont la Tunisie qui a fourni un contingent important de « jihadistes ». La rupture des relations diplomatiques avec la Syrie n’était pas opportune. Elle a compliqué les choses et les autorités tunisiennes se sont trouvées devant des difficultés énormes pour suivre de près la situation des membres de la colonie tunisienne, ainsi que celle des nombreux « jihadistes » tunisiens. C’est pourquoi, le gouvernement Jomaâ dont je faisais partie avait décidé l’ouverture d’un consulat à Istanbul en juillet 2014 pour contrôler les jeunes Tunisiens qui transitaient par la Turquie pour rejoindre les rangs des organisations terroristes.
Vous étiez en mission au Mali où vous avez parrainé un accord entre les belligérants qualifié d’historique, comment vous y êtes parvenu ?
Pour réussir dans ce genre de mission délicate, il faut d’abord connaître la réalité du terrain en plus de la sociologie de la société du pays. Le Mali est un pays immense (1.241.000 km2) qui compte près de 20 millions d’habitants. Il a des frontières communes avec sept pays dont l’Algérie et la Mauritanie. Ancienne colonie française, le pays a connu des débuts de crise juste après son indépendance. Avec les Touaregs et les Arabes au Nord qui constituent des entités ayant revendiqué leur particularité et leur indépendance. Après la chute du régime du colonel Kadhafi en Libye et dont l’armée était en partie constituée d’éléments de ces peuplades, plusieurs militaires sont venus s’installer au Nord du Mali ramenant avec eux des armements lourds pour renforcer les rangs du Mouvement national de libération de l’Azawad allié aux groupes Ansar Eddine, Mujao et Aqmi. Ces derniers ont mené des attaques contre les camps militaires maliens et les villes situés au nord du pays, remettant en cause l’unité territoriale du Mali dont l’armée fut mise en difficulté. Les Touaregs ont même proclamé l’indépendance de l’Azawad. L’intervention française a réussi à libérer le Nord du Mali mais n’a pas pu le sécuriser. Paris a alors demandé le soutien de l’ONU. C’est ainsi que je fus nommé représentant spécial pour le Mali pour succéder au Néerlandais Bert Koenders. Avec l’initiative et le soutien inconditionnel de l’Algérie, nous avons mené des négociations très âpres entre le gouvernement malien d’un côté et les « insurgés » de l’autre. Pour réussir dans cette mission, complexe et compliquée comme celle de Libye, nous avons formé une équipe de médiation composée des ambassadeurs des sept pays limitrophes, en plus de l’Union européenne, de l’Union africaine, de la France et des Etats Unis. Je dois reconnaître que j’ai trouvé chez les autorités algériennes tout le soutien politique et logistique nécessaire. L’accord pour la paix et la réconciliation au Mali, connu par l’accord d’Alger, a été signé le 20 juin 2015 à Bamako entre la République du Mali et les principaux mouvements armés du Nord du Mali. L’accord a réussi à mettre fins aux violences.
Et pour finir ?
Je voudrais adresser un message à mes compatriotes pour leur dire que la Tunisie mérite beaucoup plus de nous tous. Les difficultés sont énormes et les défis sont très grands. Mais notre pays qui a connu plusieurs convulsions à travers sa longue histoire plusieurs fois millénaire a toujours su se relever. Et elle se relèvera grâce à ses compétences, femmes et hommes.
B.O.