Equilibres financiers : Le gouffre d’une dette lourde et coûteuse


Depuis la révolution, la dette publique et extérieure n’a cessé d’augmenter pour atteindre aujourd’hui plus de 70% du PIB. Ce chiffre fait froid dans le dos. Mais ce qui est plus inquiétant encore, c’est que l’État a eu systématiquement recours à des emprunts pour financer la consommation, ce qui a chamboulé les équilibres financiers.


Pendant les neuf dernières années, le rythme de l’endettement intérieur et extérieur de la Tunisie s’accroît d’une manière exponentielle. Mais cette situation amère ne semble pas inquiéter outre mesure les décideurs politiques, à l’heure où les économistes n’arrêtent pas de tirer la sonnette d’alarme sur cet engrenage terriblement dangereux pour l’avenir du pays. Pour diagnostiquer convenablement la situation, une question mérite d’être posée : où vont ces ressources et comment les gère-t-on ?

La dette, on en parle ?
Globalement, les flux d’endettement pendant les neuf dernières années ont montré que notre économie fonctionne très mal. Le pays est entré dans un cycle d’endettement croissant à un rythme très rapide, ce qui a généré une grave crise des finances publiques. Selon le rapport publié par le ministère des Finances et intitulé «Synthèse des résultats des finances publiques (Budget de l’Etat)», l’encours de la dette extérieure totale, c’est-à-dire l’ensemble des dettes de tous les agents économiques (publics et privés) vis-à-vis du reste du monde, a été multiplié par 3 entre 2010 et 2019. Il s’est envolé et s’est établi à 83 milliards de dinars en 2019 (soit 72% du PIB), contre 81,9 milliards de dinars en 2018 (70% du PIB), 55,9 milliards de dinars en 2016 (60 % du PIB) et 18 milliards de dinars en 2010 (40 % du PIB). Cette situation devrait s’aggraver davantage avec le temps et la dette publique devrait culminer à près de 89% du PIB en 2020, selon un récent rapport publié par la Banque mondiale sur « La situation économique de la Tunisie ».
La Tunisie est, donc, endettée auprès des bailleurs multilatéraux (il s’agit de la Berd à hauteur de 17%, de la BAD pour 14%, du FMI à hauteur de 9,5% ou encore de la BEI pour 3%), via les marchés financiers (une part en hausse : de 29% en 2014 à 36% en 2019), et sur le plan bilatéral (une part en baisse : de 22% en 2014 à 16% 2019, en lien avec la réduction des apports de la France et du Japon).

L’autre élément inquiétant, c’est qu’en décembre dernier, le FMI a retenu un décaissement de 1,2 milliard de dollars en faveur de la Tunisie (les sixième et septième tranches d’un prêt de 2016), à condition que les réformes requises soient achevées. Donc, compte tenu de ce refus, le pays a entamé la nouvelle année sans promesse de ressources extérieures dont il a besoin et qui étaient estimées à 4,3 milliards de dollars.
Suite à cette nouvelle, les experts ont émis des avis défavorables et estiment que 2020 serait plus difficile pour la Tunisie que les années précédentes, étant donné que les indicateurs économiques n’augurent rien de bon. Ils estiment, également, que les années 2020-2025 seraient des années de fortes pressions sur les finances externes de la Tunisie ; au taux de change actuel du dinar vis-à-vis des principales monnaies internationales, un montant annuel moyen de 10 milliards de dinars devrait être remboursé aux créanciers, soit le triple de la moyenne 2011-2015. Toutefois, compte tenu de la rigidité de son cadre macro-financier, la Tunisie ne pourra honorer sa dette sans lever des fonds auprès de ses partenaires internationaux d’un montant avoisinant le service de sa dette, qui a connu un bond spectaculaire à partir de 2017: un doublement par rapport à la moyenne 2011-2015.

S’endetter pour gagner ou…sombrer
Cette situation pourrait être expliquée par le fait que le pays n’a pas utilisé l’essentiel de cette dette pour financer ses investissements, mais pour couvrir les dépenses courantes de l’Etat qui ne sont productives ni de croissance, ni d’emplois, ni de richesses (masse salariale du secteur public, dépenses de compensation…).
Par ailleurs, le délai moyen du remboursement de la dette publique est énormément raccourci. Avant 2010, on avait l’habitude de nous endetter sur 20 et même 30 ans, ce qui a démontré une confiance totale des bailleurs de fonds en cette économie et en la manière avec laquelle elle était gérée. Depuis 2010, l’essentiel des crédits qu’on avait contracté était à court terme (5 ans), ce qui a engendré une accumulation de service de la dette. Résultat : il existe, aujourd’hui, des doutes très sérieux sur la capacité de la Tunisie de continuer à rembourser normalement ses dettes. Le pays se trouve donc dans l’obligation d’avoir recours à un rééchelonnement de la dette extérieure. Cette mesure nuire à l’image du pays à l’échelle internationale et ce sont les générations futures qui vont en subir les conséquences. Le pays risque, ainsi, de perdre la confiance des institutions financières et monétaires et surtout celle des bailleurs de fonds.

La dernière décision du FMI donne le bon exemple de la difficulté rencontrée par notre pays pour convaincre les bailleurs de fonds. Par la suite, les possibilités de sauvetage et de relance de cette économie vont devenir de plus en plus incertaines et si l’économie s’effondre, toute la transition démocratique s’en trouvera menacée. La Tunisie sera retrouve ainsi prise dans un cercle infernal et vicieux.
Elle n’a plus d’argent pour relancer la croissance, rembourser ses emprunts et assurer ses dépenses de fonctionnement. Il lui faut donc emprunter toujours plus.

Recommandations de bonnes pratiques
Selon une récente étude réalisée par l’Institut tunisien des études stratégiques (Ites) sur l’endettement public, pour commencer à inverser la courbe, il nous faut entamer une politique de réduction de la dette publique qui doit commencer par des recommandations critiques.
Tout d’abord, il faut entamer une étude au sujet de la stratégie financière nationale ; si la dette est insoutenable lorsqu’elle menace la solvabilité, quel est le seuil critique ? Il faut ainsi mobiliser les institutions de statistiques (CEA, Itceq, INS), voire lancer un débat national. Il est nécessaire d’introduire un cadre budgétaire pluriannuel dans l’esprit de la loi de programmation des finances publiques, mais plus détaillé, qui soit cohérent avec la règle et la mette en œuvre, ainsi qu’une obligation constitutionnelle pour le gouvernement à adhérer à ce cadre.

Il est, également, recommandé de réformer la gestion du budget de l’Etat. Dans ce cadre, ramener la dette publique au-dessous de 60 % du PIB implique un effort majeur d’assainissement budgétaire. Un tel effort d’assainissement nécessite des excédents du solde primaire des administrations publiques. Sachant qu’une augmentation du taux d’intérêt effectif engendrerait à long terme des coûts budgétaires supplémentaires. Si les variables de maîtrise de la dette sont le taux d’intérêt des emprunts extérieurs, le solde primaire, le taux de croissance, et le taux d’intérêt réel, alors la stabilisation de l’endettement (dans un contexte où 50% de l’économie est informelle, 50% des contribuables sont en défaut de payement, et le taux de couverture du contrôle fiscal est de 1%) passe par l’amélioration de la croissance et l’excédent primaire (faibles dépenses et fortes recettes). Cela implique une programmation sur trois ans avec des objectifs précis, que la loi des finances interprète annuellement.
L’Ites propose, en outre, la restructuration de la dette pour privilégier l’emprunt intérieur. En effet, au-delà de la réduction de la dette en deçà de 90% du PIB, (pour limiter la captation de l’épargne par l’Etat, favoriser l’investissement privé — plus rentable — et la croissance), l’Etat doit pouvoir emprunter à la BCT (fort taux des BTA) et réduire les dispositifs fiscaux (800 en trois ans).

Il est, également, question d’améliorer l’efficacité du secteur public. Car, outre la stabilisation de la masse salariale publique, les dépenses de l’État pourraient être réduites en améliorant l’efficacité du secteur public. La Tunisie a l’un des secteurs publics les plus larges si l’on se fonde sur les dépenses des administrations publiques en pourcentage du PIB, et sur la part de l’emploi des administrations publiques dans la population active. Pourtant, l’efficacité perçue du secteur public, mesurée par l’Indicateur mondial de gouvernance de la Banque mondiale, est faible : parmi les grands pays industrialisés de l’Ocde, seuls les États-Unis, l’Italie et le Japon obtiennent de moins bons résultats. Les gouvernements français successifs, reconnaissant les amples possibilités d’amélioration de l’efficacité du secteur public, ont lancé deux initiatives majeures pour remédier à ce problème : la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) et la révision générale des politiques publiques (Rgpp).
Autre mesure de la même importance, la création d’un organisme de gestion de la dette publique. En effet, au-delà de l’optimisation de la gestion des sorties (limitant le crédit crunch), cette institution doit communiquer au public l’impact des décisions financières.
Finalement, le think tank propose de privatiser partiellement les entreprises publiques. L’Etat doit restructurer et privatiser partiellement les services déficitaires et non stratégiques (pour limiter le déficit et apporter des liquidités, à l’instar de la régie des tabacs — monopole concurrencé —), puis octroyer des licences à des concurrents. Les PPP sont une «dette cachée». Le projet qui a lieu sans investissements publics implique suivi et contrôle. En fait, l’Etat stratège limite l’Etat au premier maillon de la chaîne : planification, exécution, commercialisation, exploitation.

Selon l’Ites, l’évaluation des perspectives est basée sur trois facteurs déterminants : l’usage fait des emprunts, les tendances d’évolution du taux d’endettement, ainsi que la structure (interne et externe) de la dette.
Mais la poursuite sur le modèle actuel d’absence de programmation de développement comme cadre de référence aux politiques budgétaires, l’absence d’étude d’impact des décisions publiques (augmentation des taux d’imposition au lieu des assiettes fiscales, sorties sur les marchés financiers internationaux,…), le calcul des budgets sur la base des exercices précédents et non d’une évaluation objective des besoins sociaux, le renflouement des entreprises publiques structurellement déficitaires et insolvables…implique une crise systémique à court terme avec notamment, cette phase cruciale qui marque un tournant dans le généreux soutien international accordé au pays depuis 2011. Ainsi, l’addiction à la dette est devenue un danger pour la relance économique du pays qui aura du mal à briser la spirale infernale de la dette.

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