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Seuls des pactes avec l’Ugtt et l’Utica peuvent sauver la transition démocratique

 Par Afif CHELBI*


Compte tenu de la complexité du contexte politique, aucun gouvernement ne pourra mettre en œuvre des politiques économiques ambitieuses sans les faire porter par les partenaires sociaux, à travers un nouveau mode opératoire plus participatif : les Pactes pour le développement économique et l’équité sociale, instruments-clés de la «République Contractuelle».


Nul ne doute qu’en ce début d’année 2020, la transition démocratique en Tunisie est gravement menacée par l’économique. Car s’il est normal qu’un pays en transition connaisse des difficultés économiques, il est néanmoins constaté que dans les transitions réussies, la croissance reprend, au terme de 3 à 5 ans, une «courbe en J», alors que la Tunisie a entamé sa 9e année dans une situation économique et sociale très fragiles.
Face à cette situation, seul un sursaut national, un choc positif, pourraient rétablir la confiance. A défaut, le scénario tendanciel qui nous guette est celui de l’échec de notre transition et d’un ajustement brutal tel que celui qu’a connu la Grèce (réductions de personnel, baisse des salaires et des retraites…). Les conditions d’un tel sursaut se déclinent en trois axes :
I- Faire le bon diagnostic
II- Définir une vision
III- Etablir des Pactes pour le développement économique et l’équité sociale

I- FAIRE LE BON DIAGNOSTIC
L’erreur de diagnostic, largement partagée depuis 9 ans, consiste à confondre l’urgent et le structurel, c’est-à-dire confondre les problèmes structurels de l’économie tunisienne et les problèmes actuels. Or, comme disait Bourguiba, il faut distinguer l’important de l’essentiel.
En effet, les problèmes structurels ont des conséquences à moyen et long termes, ils ne peuvent expliquer la chute brutale des principaux indicateurs, observée dès 2013/2014, traduisant un véritable tsunami sur l’économie tunisienne que le pays mettra encore plusieurs années à résorber.
Ainsi, le déclassement aussi rapide de 32e à 87e au classement de Davos entre 2010 et 2014 ou l’effondrement aussi brusque du secteur phosphatier (de 8 à 4 millions de tonnes) et du secteur pétrolier (de 95% à moins de 50% d’autosuffisance énergétique)… ne peuvent s’expliquer par des raisons structurelles, c’est bien la déstabilisation des institutions, notamment par des recrutements massifs et par la tétanisation de leurs cadres, qui en est la cause.
Nous ne pourrons donc nous attaquer aux lacunes structurelles que si nous faisons face à ce tsunami qui frappe nos institutions et des pans entiers de notre économie. Faire le contraire c’est comme être sur le Titanic et, au lieu de se soucier des trous béants dans la coque, traiter des défauts de conception du navire et de ses lacunes structurelles.

Désindustrialisation et déclin des secteurs productifs
Cette situation a conduit en particulier à un véritable processus de désindustrialisation de la Tunisie. Au cours des 10 premiers mois 2019, l’indice de production industrielle a baissé de 3,5% et les intentions d’investissement industriel ont baissé de 20%. Ce processus a induit un déclassement par rapport à nos concurrents. Ainsi, de 2010 à 2018, nos exportations vers l’UE ont stagné entre 9 et 10 milliards d’euros, tandis que le Maroc, que nous dépassions, a doublé les siennes de 7 à 16 milliards d’euros.
D’autre part, plusieurs grandes entreprises, fleurons de notre industrie, sont aujourd’hui menacées connaissant de graves difficultés dues à la dévaluation du dinar ou aux retards des marchés publics ce qui nécessite la promulgation d’un décret conjoncturel permettant leur pérennisation et leur éligibilité au mécanisme de restructuration financière.
En outre, il faut souligner que le drame des secteurs énergétiques et phosphatiers a induit un manque à gagner de l’ordre de 8 milliards de Dinars en 2019 soit près de 40% du déficit commercial. En cumulé, sur 2011-2019, c’est près de 35 milliards de Dinars de perdus, représentant environ 70% de l’augmentation de l’encours de la dette publique.
Globalement, sur 9 ans, la Tunisie a enregistré une perte moyenne de croissance du PIB de 2,8% par an par rapport à la tendance historique (le taux de croissance moyen sur la période 2011 à 2019 a été de 1,6% contre 4,4% de 2000 à 2010), soit une perte cumulée équivalente à un PIB annuel moyen sur la période (de l’ordre de 80 milliards de Dinars).
Le problème n’est pas tant ce montant en soi que son impact sur les secteurs productifs, la question centrale étant celle du temps de récupération. Les expériences internationales de transitions démocratiques montrent que si la liberté n’a pas de prix, elle a néanmoins un coût. Mais c’est de la capacité des pays à résorber ce coût et à retrouver un chemin de croissance dans un délai raisonnable que dépend la réussite ou l’échec de ces transitions. Cela suppose une vision et des plans d’actions.

II- NOTRE VISION DE LA TUNISIE FUTURE
La vision de politique économique que l’on veut pour la Tunisie repose sur la mise en place d’un Etat de droit, développementaliste, à la fois social et «businessfriendly» pour faire face à une telle désindustrialisation en œuvrant pour une Tunisie partie prenante du monde de la production et de la création de valeur et non acteur passif dans la division internationale du travail, simple importateur et consommateur.
Pour cela, un tel Etat mettra en œuvre toute la panoplie de mécanismes de politiques publiques : Stratégies sectorielles et de filières appuyées par la mise à disposition d’un écosystème adéquat, incitatif, logistique, technologique, de financement, de formation, de R&D… avec pour objectif d’instaurer une discrimination positive en faveur des activités de production au détriment des activités de circulation : importations, rentes.
D’où le rôle d’un Etat développementaliste qui ne s’interdit aucun mécanisme de politique publique sauf l’investissement direct dans les secteurs concurrentiels.

III- DES PACTES DE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE ET D’ÉQUITÉ SOCIALE : Instruments-clés de la République contractuelle
III-1 – Le concept de Pacte
Nous avons constaté ces dernières années les grandes difficultés de mise en œuvre de politiques en faveur des secteurs productifs du fait de la complexité du contexte politique.
Il apparaît donc qu’aucun Gouvernement ne pourra mettre en œuvre de telles politiques sans les faire porter par l’ensemble des parties prenantes, pouvoirs publics et partenaires sociaux, à travers un nouveau mode opératoire, plus participatif, de conception et de mise en œuvre des politiques économiques : Les Pactes pour le développement économique et l’équité sociale.
Il s’agit de consigner les mesures de politiques économiques et sociales dans des Pactes qui seraient le cadre contractuel du Plan 2021-2025 avec pour ambition de constituer des instruments clés de la «République Contractuelle». La synergie entre pouvoirs publics et partenaires sociaux, qui s’engageraient sur des mesures et des objectifs horizontaux et sectoriels spécifiques, étant seule à même de garantir l’acceptabilité et la réussite des politiques novatrices dont la Tunisie a grand besoin. A condition de trouver l’équilibre entre mode participatif et recherche paralysante de consensus à tout prix.
En effet, une des conséquences de cette complexité du contexte politique, pour employer un terme neutre, est le fait que les secteurs productifs ne sont plus défendus. La saine «bagarre» qui a existé depuis des décennies, en Tunisie et partout ailleurs, entre ministères sectoriels et ministères horizontaux n’existe plus et c’est ces derniers, appuyés par les institutions internationales, qui fixent les règles, en vertu d’une vision très simpliste de la politique économique, au détriment de l’entreprise et des secteurs productifs.
Le nombre de ces pactes pourrait être de l’ordre de 20 pactes articulés comme suit :
• Pacte sociétal relatif aux valeurs de travail, de transparence et d’Etat de droit
• Pacte pour la compétitivité, centré sur les secteurs productifs, et Pactes de filières associés (voir III-2 ci-dessous).
• Pacte contre la pauvreté et la précarité
• Pacte pour le développement régional
• Pacte pour la santé pour tous
• Pacte pour un système éducatif performant
• Pacte pour la restructuration des entreprises publiques

III-2 Un exemple de Pacte :
LE PACTE DE COMPÉTITIVITÉ
Un de ces pactes, le pacte de compétitivité, concerne les secteurs productifs. Plusieurs Pactes de filières lui sont associés : (Composants Automobiles, Phosphates, TIC, Textile, Industrie Pharmaceutique, Huile d’olive, BTP, Logistique/transport, Environnement, Energies et Energies renouvelables…).

Ce Pacte de compétitivité vise cinq objectifs principaux à l’horizon 2025
• 4,5% de croissance du Produit Intérieur Brut contre 2,5% en 2018
• Des exportations de biens à 90 milliards de dinars contre 41 milliards en 2018
• Un taux d’investissement public et privé de 24% du PIB contre 19,6% en 2018 (47 milliards d’investissements en 2025 contre 20 milliards en 2018)
• Une création de 84 000 emplois/an à partir de 2024 contre 28 000 en 2018
• Faire partie du Top 50 des classements Davos et Doing Business.

Donc pour atteindre 4,5% de croissance en 2025, il faudra doubler les exportations et les investissements globaux et tripler les investissements privés et les investissements industriels. 4,5% de croissance en 2025 peut paraître un objectif timoré mais l’effort d’investissement qu’il suppose fait que des objectifs plus ambitieux seraient tout simplement populistes.
Dans ce cadre, une série d’actions devront être engagées, synthétisées ci-après.

Mesures et engagements du Pacte de compétitivité
87 Mesures et engagements sont consignés dans le Pacte de compétitivité, répartis en 53 mesures à mettre en œuvre par l’Etat et 34 engagements des partenaires sociaux, déclinés sur 6 piliers de compétitivité :
• Cadre réglementaire et incitatif : dégrèvement des bénéfices réinvestis, incitations, délais de règlement des marchés publics, réglementation de change…
• Infrastructures : technologiques et logistiques et portuaires.
• Financement : Ligne de crédit PME de 1.000 millions de Dinars par an sur 5 ans, bonifiée de 3 points pour le développement et la restructuration des entreprises…
• Emploi et formation : une série de mesures pour assurer l’adéquation offre-demande
• Développement technologique et promotion : Les Technopôles au centre d’une politique et d’une campagne internationale de promotion de la Tunisie industrielle et technologique.
• Un nouveau Pacte Social pour une prospérité partagée : pour garantir un meilleur climat social, assurer la sécurité et la santé au travail et promouvoir la RSE.
A noter que le coût de ces mesures demeure limité car il pourra être compensé par les effets induits en termes de croissance. Nous pouvons ainsi affirmer que le Pacte est autofinancé. Il ne s’agit donc pas d’une relance keynésienne, mais d’interventions ciblées.
La réussite du Pacte est tributaire de la célérité de son adoption et de sa mise en œuvre qui nécessite la mise en place d’une gouvernance exceptionnelle avec des instances de pilotage (Conseil Supérieur des Secteurs Productifs, Comités de projets…) impliquant toutes les parties prenantes ainsi que la définition précise des responsabilités et des calendriers.

CONCLUSION : NOTRE PAYS PEUT ET DOIT S’EN SORTIR
En conclusion, il est certain que la Tunisie n’a plus droit à l’erreur, notre pays peut et doit s’en sortir, les solutions existent; encore faudrait-il mobiliser toutes les énergies pour les mettre en œuvre et il est certain que si la Tunisie se présentait, en rangs serrés, pouvoirs publics et organisations nationales, sur la base de pactes conjoints, cela constituerait le choc de confiance recherché qui s’imposera tant sur le plan national que sur le plan international.

*Ancien ministre
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