Wajdi Ben Rajeb, professeur universitaire et économiste : «L’hyperinflation législative bloque le développement des PPP»


La crise économique, ayant frappé la Tunisie depuis 2011, le marasme du marché qui s’ensuivit et la réponse prudente des investisseurs privés et des bailleurs de fonds ont sensiblement réduit l’investissement dans les projets de PPP. Pour se rattraper, il devient alors essentiel que les PPP s’inscrivent dans un cadre juridique et institutionnel qui corresponde aux bonnes pratiques internationales tout en épousant les spécificités de la Tunisie. L’adoption de la loi de 2015 représente certes une étape cruciale dans la mise en place d’un cadre solide pour les PPP, mais pour Wajdi Ben Rajeb, il ne faut pas négliger le rôle crucial du secteur privé dans l’appui des efforts de l’Etat pour opérationnaliser et actionner les projets PPP. Entretien.


Depuis 2011, il existe des pressions concertées émanant des bailleurs de fonds pour intensifier les PPP. Quels sont les éléments contextuels qui ont prévalu à la mise en œuvre de l’approche PPP en Tunisie ?
Partout dans le monde, le Partenariat public-privé ou PPP est devenu le nouveau paradigme de développement. Cette approche est apparue dans un contexte de stagnation, voire de diminution de l’aide publique au développement. C’était une manière de trouver de nouvelles sources de financement du développement durable à l’heure où les autorités publiques ont toujours joué le premier rôle dans la conception et le financement.
Donc, les éléments contextuels qui ont prévalu à la prise en compte et surtout à la mise en œuvre de l’approche PPP en Tunisie sont nombreux et différents, mais je vais me limiter à deux. Tout d’abord, personne ne peut nier la réalité de l’existence d’une tendance globale aussi bien en Tunisie qu’à l’échelle internationale pour renforcer le modèle de PPP, en consolidant la collaboration entre les secteurs public et privé et en identifiant les moyens d’accroître la participation des parties prenantes. Donc, cette approche ne se limite pas aux pays développés qui ont des traditions longues et bien établies d’association public-privé. A titre d’exemple, notre voisin algérien a récemment annoncé qu’il compte réaliser une station de dessalement d’eau, dans le cadre d’un PPP.

Deuxièmement, on ne peut ne pas remettre en question le rôle joué par les bailleurs de fonds, notamment le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale (BM) et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd) dans la mise en œuvre de l’approche partenariats public-privé dans notre pays. Ces bailleurs de fonds ont une philosophie bien déterminée sur le rôle de l’Etat. Prenant l’exemple du FMI, sa philosophie s’articule autour de trois axes majeurs qui sont la privatisation, la libéralisation et l’austérité. Donc, pour l’institution internationale et les autres bailleurs de fonds semblables, qui peuvent être régionaux ou internationaux, le rôle de l’Etat doit être minimisé aux secteurs ayant une importance stratégique ou qui nécessitent l’intervention de l’Etat. Autrement dit, les bailleurs de fonds poussent vers le désengagement de l’Etat de certaines activités, et ce, afin de renforcer le chemin vers les PPP pour deux raisons majeures : l’Etat doit se concentrer sur des secteurs plus importants et ses ressources doivent être gérées d’une manière plus efficace, en laissant les investisseurs privés faire des choses que l’Etat a l’habitude de les faire.

Pour la Tunisie, les bailleurs de fonds estiment que notre gouvernement ne gère pas convenablement ses ressources et constatent l’existence d’un grand problème de liquidité et de ressources financières. Donc pour eux, l’Etat tunisien n’est pas un bon gestionnaire, en comparaison avec la gestion du privé, pour qui l’importance d’assurer une gestion optimale des ressources est à la tête de ses préoccupations. D’où la nécessité et l’obligation de pousser vers les PPP.

Sur le plan juridique, certains experts estiment que la loi promulguée en 2015 n’a pas connu le succès souhaité en raison d’une lacune majeure dans le texte, qui limite beaucoup l’intervention de l’opérateur privé. Qu’en pensez-vous ?
Je suis tout à fait d’accord. Selon la loi sur les PPP, promulguée en 2015, la relation entre les pouvoirs publics et les partenaires privés se limite au financement, à la mise en œuvre, à l’installation et à la maintenance. Le terme « gestion » n’existe pas à l’heure où les projets de type PPP nécessitent de cadres juridiques dédiés, visant à faciliter et à détailler les procédures de passation de grands projets, et ce, afin d’améliorer la clarté et l’attractivité du régime tunisien pour les PPP et les concessions, et permettre une meilleure gestion des risques contractuels qui se posent dans ces contrats particulièrement complexes.

En Tunisie, la gestion des PPP revient à l’Etat, alors qu’à l’échelle internationale, les grands projets, notamment d’infrastructure, sont gérés par le privé. En France à titre d’exemple, l’implication du secteur privé a d’ailleurs été historiquement forte, avec une gestion active de ce secteur. Donc, parmi les conditions du succès d’un PPP, la capacité du secteur privé à gérer des projets complexes et à mettre en place des équipes de gestion et de suivi de projet.
Malheureusement, cette faiblesse juridique nous a fait tomber de nouveau dans le cercle vicieux de la mauvaise gestion. De cette manière, on ne peut pas sortir de l’auberge car l’absence de la gestion restera toujours une lacune qui limite l’intervention de l’opérateur privé. Dans sa version actuelle, la loi sur les PPP fonctionne à l’envers et n’aura pas vraiment pour effet d’aider à promouvoir l’approche PPP en Tunisie.

L’autre point inquiétant, c’est la complexité du cadre juridique, qui devient une spécialité typiquement tunisienne. Malheureusement, l’hyperinflation législative envahit la Tunisie, alors que trop de lois tuent la loi. Dans sa version actuelle, la loi de 2015 bloque le développement des PPP, devient un obstacle à l’investissement et se transforme en bureaucratie. A ce niveau-là, on constate une contradiction entre les objectifs annoncés et les mécanismes mis en place pour concrétiser ces objectifs. Ainsi, en l’absence d’une gestion efficace et efficiente, une grande partie des investisseurs se trouvent écartés parce qu’ils sont limités au financement, à la maintenance et à la mise en œuvre. De cette manière, l’approche PPP risque de ne pas trouver de concrétisation dans l’action.

Malgré l’importance du PPP, on constate toujours un dysfonctionnement de ces projets. D’où vient ce blocage et quels sont les principaux problèmes ?
On peut répondre à cette question de plusieurs manières. Si on prend l’exemple des prestataires dans le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP), les entreprises contractantes auprès de l’Etat tunisien n’ont pas été payées. De grands montants qui sont dus à l’Etat tunisien et qui n’ont pas été encore versés, alors que selon le texte de loi du PPP, c’est l’Etat tunisien qui doit rétribuer et payer les prestataires privés. Mais dans ce contexte d’absence des ressources financières et de déficit budgétaire, l’Etat tunisien est devenu un partenaire à risque. Donc, les investisseurs privés ont des craintes par rapport à la solvabilité de l’Etat tunisien et par rapport à sa capacité d’honorer ses engagements, notamment financiers. De cette manière, le mariage « Public-Privé », qui paraît nécessaire pour sécuriser les privés à entreprendre et à investir, perd de sa pertinence et de sa valeur puisque la Tunisie est devenue un pays à risque pour les investisseurs.

Autre constat lourd, il y a un manque de transparence énorme en ce qui concerne la teneur des contrats. Ce manque de transparence, conjugué à la bureaucratie et à la densité de la réglementation, ouvre la voie à la corruption. Ce n’est pas un secret et les chiffres officiels confirment ce fait ; les statistiques annoncées par l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) confirment l’ampleur de la corruption dans les marchés publics. Idem pour l’Observatoire tunisien de l’économie (OTE) qui a constaté, dans un rapport publié récemment, une certaine opacité qui empêche les investisseurs d’investir et de développer cette approche. Pour eux, la lutte contre la corruption et la bureaucratie sont les premières incitations à l’investissement dans ce secteur.

Que faire avec l’approche PPP pour rendre davantage compétitif le secteur privé local, notamment dans un contexte économique fragile ?
En effet, depuis des décennies, on s’entend qu’après le désengagement de l’Etat, le secteur privé joue pleinement son rôle de moteur de croissance de création d’emplois. Mais les investisseurs privés tunisiens traînent toujours les pieds, car quand on n’a pas un environnement sain, on ne peut pas avoir un secteur privé dynamique… Dans cette phase de transition, particulièrement importante pour l’avenir de la Tunisie, les investisseurs privés tunisiens sont dans une approche de « wait and see » ou « d’attentiste » puisqu’on n’a pas un gouvernement stable et on est toujours dans une phase d’instabilité politique et économique.

Donc, face à cette situation, les grands investisseurs poursuivent une politique attentiste, jusqu’à l’annonce d’une vision claire et d’un engagement sérieux de la part du prochain gouvernement. Mais à mon avis, dans ce contexte macroéconomique fragile, la priorité devrait être accordée à la réforme des entreprises publiques en les privatisant. Ces institutions, qui sont en difficulté, ont reçu des soutiens financiers considérables et énormes au fil des années. Leur réforme n’est pas une éventualité. C’est une nécessité absolue. La réussite de cette action est fondamentale pour la réforme de l’Etat, la réduction de ses déficits et pour la compétitivité de toute l’économie.

Autre chose importante, c’est qu’en Tunisie, il y a beaucoup de problèmes qui peuvent être résolus dans le cadre d’un Partenariat public-privé, si les conditions nécessaires sont remplies. Mais la loi sur les PPP, telle qu’elle a été conçue, ne donne pas suffisamment de discrétion et de liberté au privé pour investir dans ce secteur et gérer des domaines qui étaient réservés et gérés uniquement par l’Etat, pendant des décennies. Désormais, l’expérience internationale en la matière le confirme, ces domaines peuvent être sous-traités ou gérés dans le cadre d’un PPP avec le secteur privé, comme par exemple les infrastructures, le transport, l’énergie…qui peuvent être un excellent domaine de partenariat public-privé. Loin des slogans politiques, tout le monde attend le désengagement de l’Etat de ces domaines et surtout l’assainissement du climat des affaires et le lancement de plusieurs réformes, tant attendues.

A cet égard, l’Etat doit être plus souple et plus flexible en matière de législation, afin de donner aux investisseurs privés une bouffée d’oxygène, leur permettant d’intervenir dans ces domaines. Les pays développés, et même nos voisins, sont en train de bouger et d’évoluer dans ce sens, notamment en matière d’allégement de la législation, de simplification des démarches et surtout en matière d’investissement et de création d’entreprises. Mais de l’autre côté, en Tunisie, on continue toujours avec des recettes et des modèles anciens qui ne s’adaptent pas à la réalité de la situation.

Le Forum international sur les PPP, qui s’est tenu en 2018 en Tunisie, n’a pas porté ses fruits. Quel est le degré de maturité de ces projets ? Sont-ils aboutis ou encore au simple stade de besoins identifiés ?
Il est vrai que les projets annoncés lors de ce forum sont liés à des secteurs vitaux, tels que le transport et la logistique, l’énergie, l’eau et l’environnement, l’infrastructure et le développement urbain, les pôles scientifiques et technologiques… Cependant, ces projets ne décollent pas, car la Tunisie fait encore face à de multiples défis. D’une part, l’ampleur des attentes qui est multipliée et, de l’autre, sa capacité de réalisation de projets qui est bien réduite, tout comme le respect des engagements quant aux délais impartis. Ce ne sont pas les seuls handicaps. Le PPP est un processus relativement long et là, il faut s’inquiéter sur la détermination politique gouvernementale, dans une phase d’instabilité politique.

Par expérience, les PPP qui ont réussi en Tunisie sont des projets d’assainissement ou d’agriculture. Les autres projets, particulièrement ceux que l’Etat a voulu annoncer dans les domaines prioritaires, notamment à l’intérieur du pays, traînent les pieds, parce qu’ils sont bloqués pour la simple raison : les investisseurs les ont boudés parce qu’ils pensent que leur intérêt n’est pas assuré. A ce niveau-là, il faut revoir tout le processus de partenariat public-privé à travers une réforme de la loi de 2015, veiller à une bonne préparation préalable des projets pour bien concevoir, maîtriser et bien réussir les projets PPP qui se préparent mais ne se décrètent pas.

Malheureusement, en Tunisie, l’exemple qu’on a est celui de l’aéroport d’Enfidha. Un projet qui a été annoncé dans un contexte bien déterminé pendant l’ancien régime où il y a eu beaucoup d’opacité, sans études de faisabilité qui peuvent démontrer que ce méga-projet est viable, durable et rentable ou non. Aujourd’hui, il y a trop de mystère dans cette affaire et ça sent très mauvais. On est parti sur de mauvaises bases. Actuellement, il existe un grand litige entre la société turque TAV et le gouvernement tunisien. D’après les informations que j’ai obtenues, le conflit entre les deux parties pourrait donner lieu à un arbitrage international, qui risque de coûter à l’Etat tunisien des dédommagements colossaux. Suite à cette mesure, l’Etat tunisien pourrait payer des dommages et intérêts au groupe turc d’investissement, pouvant atteindre des millions de dinars. Ainsi, afin d’éviter les dérives et les échecs, il faut éviter de se lancer dans un PPP sans réfléchir. Il faut encadrer le recours au PPP pour que ce ne soit pas une fuite en avant. Tout cela en assurant la transparence, la bonne gouvernance et suffisamment d’objectivité.

Quelles sont les leçons à tirer des partenariats public-privé en Tunisie ?
Le PPP existe partout dans le monde. On ne va pas réinventer la roue. Mais on doit suivre les modèles économiques ayant réussi dans ce secteur stratégique, grâce à des contrats transparents et qui garantissent l’intérêt général et surtout celui du citoyen, toujours à la recherche d’une qualité de vie meilleure. Donc, la leçon à tirer est simple : il faut revoir la copie, repenser à alléger la législation, cibler la gestion pour avoir plus de succès et savoir sélectionner les bons projets de PPP. Le nouveau gouvernement n’aura pas de choix autre, s’il veut accélérer le lancement de grands projets, que d’intégrer le mode PPP parmi ses leviers puissants.

Pour le Tunisien, tous ces gros montants annoncés n’impactent pas son quotidien. Donc, en termes de perspectives, demain sera-t-il meilleur ?
Le Tunisien aspire à avoir des services de qualité (santé, transport, éducation, une énergie moins chère, rue plus propre…). Donc, pour l’Etat, au lieu de faire des textes juridiques qui sont complexes et compliqués et qui nous laissent dans la même situation, celle de la corruption, de l’abus de pouvoir, du clientélisme… il faut plutôt suivre les modèles des économies émergentes comme le Brésil, la Romanie, la Bulgarie, la Turquie ou la Malaisie…Des pays qui étaient au même degré de développement économique que la Tunisie à un moment bien déterminé, mais qui ont réussi à sortir de cette situation et à garantir l’intérêt général. Donc, pour améliorer la vie du Tunisien de tous les jours, il faut suivre les autres modèles et commencer par assurer une bonne gouvernance, une bonne transparence et éviter la bureaucratie en orientant les lois vers l’intérêt du citoyen plutôt que vers la simple conformité légale.

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