Par Mounir KCHAOU*

L’échec du chef de gouvernement désigné par le parti Ennahdha, vainqueur des élections législatives, à obtenir le vote de confiance de l’ARP en faveur de son gouvernement ; le rôle qui est désormais dévolu, au terme de l’article 89 de la Constitution, au président de la République de charger lui-même une autre personne de former le prochain gouvernement et la menace de dissolution de l’actuelle assemblée législative en cas d’échec de l’initiative présidentielle, semblent fournir des arguments solides pour les contempteurs du régime politique tunisien établi par la constitution de 2014.

En fait, le régime politique dit semi-présidentiel ou semi-parlementaire établi par cette constitution continue à susciter à chaque crise politique vécue par le pays les réactions les plus contrastées. Pour ceux qui lui sont favorables, il est une garantie contre les dérives autoritaires dont est porteur le régime présidentiel du fait de sa tendance à accorder trop de pouvoir à la fonction présidentielle. Il est aussi, de leur point de vue, garant de stabilité puisqu’il met à la disposition du président de la République des biais par lesquels il peut agir, en dernière instance, lorsque les groupes parlementaires n’arrivent pas à former une coalition gouvernementale. C’est ainsi qu’il peut charger une personnalité pour constituer un gouvernement susceptible d’obtenir le vote de confiance de l’assemblée législative ou décider de dissoudre cette assemblée et d’appeler à l’organisation de nouvelles élections.
Pour ceux qui lui sont hostiles, ce genre de régime avec un président
ayant des prérogatives limitées et ne disposant ni du pouvoir réglementaire, détenu, en fait, par le chef du gouvernement, ni de la possibilité de nommer les ministres et de les révoquer, ni de pouvoir pour intervenir directement dans l’activité gouvernementale, finit par dessaisir le président de la République de la responsabilité de gouverner. Responsabilité qui lui sied en tant que première personnalité politique du pays élue au suffrage universel direct.
C’est pourquoi ils appellent de tous leurs vœux à une révision de la constitution en vue de consolider les prérogatives présidentielles, de retirer certains pouvoirs au chef du gouvernement et de les réattribuer à la fonction présidentielle et de redéfinir le rôle de l’ARP selon les termes d’un régime présidentiel.

Force est de constater que les récriminations des partisans d’une présidence forte contre le régime politique instauré par la constitution de la deuxième République trouvent un écho favorable chez les différentes couches de la société qui demeurent tout de même attachées à l’image d’un président puissant et investi de pleins pouvoirs et capable de prendre en charge leurs problèmes et soucis.
En fait, il est indéniable que comparé au régime parlementaire et semi-parlementaire, le régime présidentiel pur ne manque pas d’avantages. Il garantit une efficience gouvernementale meilleure du moment que les électeurs savent avant même la tenue des élections le profil du gouvernement qu’ils vont avoir si la personne qu’ils vont choisir comme président remporte les élections. Ils savent également qu’une fois élu, leur candidat poursuivra l’exécution de son programme et honorera ses engagements vis-à-vis de ses électeurs sans entraves majeures de la part du Parlement. En outre, ce genre de régime concentre la représentativité à l’échelle nationale sur une personnalité élue alors que dans le régime parlementaire, avec une pléthore de partis représentés au Parlement, la représentation se trouve fragmentée entre plusieurs partis dont chacun ne représente que ses supporters. En revanche, un président élu au suffrage universel direct est censé représenter tout l’électorat plutôt qu’une partie des électeurs.

Cependant, aussi importantes qu’elles soient, ces vertus du régime présidentiel pur ne doivent en aucun nous faire perdre de vue ses travers. Le premier a trait au caractère minoritaire de la représentativité présidentielle. En effet, les présidents sont généralement élus au scrutin majoritaire à deux tours. Le gagnant brigue la présidence quel que soit l’écart de voix qui le sépare de son ou de ses concurrents et celui qui arrive deuxième ne remporte rien quel que soit le nombre de voix qu’il a obtenu. Du fait qu’il n’y a qu’un seul président élu, les régimes présidentiels donnent lieu le plus souvent à des gouvernements minoritaires ne disposant pas au Parlement d’un nombre suffisant de députés pour faire passer leurs projets de réforme et pour faire voter leurs politiques.

Rappelons à cet égard les propos de l’ex-président français F. Hollande dans un entretien au journal Le Monde du 16 septembre 2016 au sujet du régime politique de son pays : « Un président est élu avec au minimum 51% des voix, mais aussitôt élu il dispose déjà d’un peu moins de soutiens. Le parti qui l’a présenté ne rassemble que 25% à 30% du corps électoral. C’est un des vices de la Ve République. A la différence des pays parlementaires où les dirigeants, grâce à des coalitions, peuvent s’appuyer sur des majorités larges, le président français ne bénéficie en réalité que d’une assise étroite dans le pays. »

A ces deux travers s’ajoute un autre souligné souvent par les politologues. Du fait que les présidents et les législateurs sont élus séparément, les possibilités de cohabitation entre un président et une assemblée législative dominée par un parti opposé au sien sont réelles. Cette situation est génératrice de blocage, d’inertie et même de dérive autoritaire si le président s’obstine à faire passer ses décisions sans l’aval de l’assemblé législative.
Pour toutes ces raisons, nous considérons qu’il faudrait mieux raison garder et ne pas s’aventurer à réinstaurer un régime présidentiel dont les risques de dérive autoritaire sont avérés. Le régime politique tunisien actuel, avec un parlementarisme modéré et un présidentialisme tempéré, est plus conforme, à notre sens, à l’esprit de la démocratie. En effet, avec la représentation proportionnelle, il assure plus d’équité entre les partis politiques, il préserve mieux le multipartisme et la représentation et permet le plus d’inclusion d’acteurs et de citoyens dans le jeu politique.

Le levier sur lequel il faut agir pour que la représentation au sein de l’ARP ne soit pas aussi éclatée qu’elle ne l’est à présent est bien évidemment la réforme du mode de scrutin. Il s’agit, à notre avis, de supprimer du code électoral la règle des meilleurs restes et d’instituer un seuil électoral de 5% à l’échelle de la circonscription pour qu’une liste électorale puisse obtenir un siège. Si une réforme de la Constitution doit avoir lieu, elle doit aller dans le sens du renforcement des prérogatives du gouvernement et du Parlement et non pas de celle du président de la République. En aucun cas nous ne devons oublier que les Tunisiens ont beaucoup souffert de leurs présidents et qu’ils continuent à en être malades jusqu’à présent.

M.K.
*Enseignant universitaire

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