Sihem Bensedrine à La Presse : «Certaines parties nahdhaouies ont financé un laboratoire pour diffamer l’IVD et sa présidente» 


Loin du devoir de réserve qu’exigeait d’elle sa mission, Sihem Bensedrine fait dans ce long entretien des révélations sur ses relations avec la gauche, les islamistes et une partie de l’élite tunisienne. Des propos parfois inattendus.



Un autre blessé de la révolution, Tarek Dziri, vient de décéder à la suite de négligences et de soins mal adaptés à ses blessures. Comment expliquez-vous qu’on n’ait encore pas adopté une prise en charge réelle et efficace des blessés de la révolution ?
Au début, les blessés ont été pris en charge, on leur a même prodigué des réparations, à la va comme je te pousse, sans vérifier les dossiers. Quelques mois après, on est entré dans une logique de déni, qui s’est aggravée après les élections de 2014. Lorsqu’on rappelle aux parlementaires qu’ils doivent la liberté et les institutions de la seconde République acquises à la faveur de la révolution à ces gens-là, ils répondent : «Oui, mais il y a les autres martyrs, il y a les militaires, les policiers… Tous les blessés et martyrs sont pareils ». Non, je ne suis pas d’accord. Chaque martyr d’une époque ou d’un champ a une spécificité.

Au lendemain du 14 janvier, on a commencé à prodiguer des soins aux blessés graves. Ils ne sont pas très nombreux vous savez ceux qui avaient la colonne vertébrale en morceaux et vivaient un supplice tant leurs douleurs étaient terribles et tant les nombreux, sédatifs ne fonctionnaient pas pour les calmer. Il leur fallait d’autres actes. On a transféré certains à l’étranger. Après on a cessé ces soins et les blessés ont été livrés à eux-mêmes. Heureusement qu’aujourd’hui, nous avons un président de la République qui pense à eux. Espérons que cette empathie sera suivie par des décisions les concernant. Car ils ont le droit à une reconnaissance véritable. Ils ont le droit de ne plus souffrir le martyre. L’IVD a fait ce qu’elle a pu pour les blessés de la révolution, à savoir déterminer leur statut de victime à la suite d’investigations et identifier leurs besoins. Nous n’avons pas réussi à aller au-delà de cette procédure.

Aujourd’hui que l’IVD a fermé ses portes et que le Fonds des réparations n’est pas encore activé, qui s’occupe des victimes ? Particulièrement les plus traumatisées et les plus précaires ?
Actuellement, les victimes n’ont pas de vis-à-vis. Le statut de victime octroyé par l’IVD concerne à peu près 47.000 personnes. Les victimes des violations graves des droits humains ne dépassent pas les 30.000. Ces dernières ont reçu des décisions de réparation. En vertu desquelles les structures de l’Etat doivent les prendre en charge, mais il n’y a pas de répondant. Je voudrais citer le cas de Khaled Ben Nejma, auquel le président Saïed a rendu récemment visite. Le jeune blessé de la révolution souffre de problèmes de mobilité car il est quadriplégique. Avec une dizaine d’autres victimes de la révolution, on lui a attribué un habitat. Or où est-ce qu’on met Ben Nejma ? Au premier étage d’un immeuble sans rampe! Donc même lorsqu’on cherche à aider ces victimes, ce sont des solutions mal adaptées à leur calvaire qu’on trouve !

Vous venez tout juste de finir le transfert des archives de l’IVD vers les locaux des Archives nationales. Mais pourquoi avez-vous refusé de confier à cette institution les archives audiovisuelles, qui contiennent les enregistrements des témoignages des victimes au moment des auditions à huis clos ?
Laissez-moi vous expliquer d’abord comment ce transfert a eu lieu dans le cadre de notre mission de liquidation. Parce qu’il y a eu beaucoup de contre-vérités nous concernant proférées à ce sujet. Au début du mois de février 2019, on a établi un manuel de transfert des archives de l’IVD et un autre manuel en rapport avec le transfert des équipements de l’instance qu’on a soumis au ministère des Relations avec les instances constitutionnelles et à la présidence du gouvernement. On a établi un calendrier de transfert, qui commençait début mai. Nous n’avons pas reçu de réponse. Plusieurs courriers sont partis de l’IVD à ce propos, mais toujours pas d’écho à nos relances. Il faut savoir que les Archives nationales ne sont pas indépendantes.

D’ailleurs, l’une des recommandations de notre rapport consiste à octroyer une autonomie à cet établissement public. Lorsqu’on a demandé à son président, M. Jallab, en décembre 2014, de recevoir des mains de l’IVD les archives de la présidence, il a refusé disant qu’il n’était pas habilité à exercer une telle prérogative et qu’il fallait traiter avec le gouvernement. «Moi je ne suis qu’un technicien», a-t-il prétexté. On lui a par la suite proposé d’établir une convention de partenariat entre nos deux instances concernant les archives, puisque de par la loi, on avait le droit d’accéder à tous types de documents, il a accepté au début puis au moment de la signature de la convention, il a décliné notre proposition. Je comprends son attitude, un directeur ne peut pas décider seul des décisions à prendre, tel le veut la loi de l’administration tunisienne. C’est pour cette raison que nous avons adressé notre courrier à la présidence du gouvernement lui demandant de coordonner avec les Archives nationales le transfert des archives de l’Instance. M. Youssef Chahed, le chef du gouvernement, a validé notre requête depuis mi-décembre. Or ce n’est qu’en janvier que M. Jallab a envoyé ses équipes pour récupérer les archives papier de l’IVD. Depuis le mois de juin, toutes nos archives déployées sur trois étages de l’IVD étaient sous scellés, sous l’autorité d’un huissier-notaire.

Concernant les archives audiovisuelles qui sont considérées comme de la mémoire, on les a mises aussi sous scellés. L’idéal, notre vœu aussi et d’ailleurs également une recommandation faite par l’IVD, c’est qu’un institut de la mémoire voie le jour et hérite de cette mémoire très particulière, à savoir les enregistrements des victimes. En attendant ce fonds, qui se présente sous la forme d’un grand serveur de 80.000 gigas, est sous l’autorité de la justice et entre les mains de la présidence du gouvernement. Il est en lieu sûr, personne ne peut y accéder sauf acte de justice à l’appui. Nous voulions, selon une décision du Conseil de l’Instance et en accord avec l’article 40 de la loi relative à la justice transitionnelle, que ces données personnelles soient bien protégées pour éloigner tout risque que des personnes impliquées dans la dictature puissent y accéder.

Dans son rapport final, l’IVD préconise la mise en place d’une loi spécifique portant sur «les archives des droits de l’homme». De quoi s’agit-il au juste ?
En fait, nous avons plutôt recommandé la révision de la loi 88 sur les archives qui s’avère archaïque aujourd’hui. Elle n’est pas du tout au niveau de la nouvelle vision concernant les archives à l’échelle des standards internationaux. Personne ne doute de la capacité de conservation des Archives nationales. Mais cette institution n’a aucune technicité pour développer l’exploitation et la conservation des archives audiovisuelle.

La réforme à laquelle nous appelons consiste dans le fait que ces archives deviennent réellement autonomes, qu’elles soient mises à niveau et qu’elles disposent de moyens logistiques à la hauteur de l’ambition de la Tunisie. C’est pour cette raison aussi que nous avons conseillé fortement la création d’un institut de la mémoire, parce que toutes ces missions dépassent la conservation des archives. Cette mémoire est encore en friche en Tunisie. Elle n’est pas uniquement centralisée à Tunis, elle se trouve partout dans les régions là où un morceau ou un acte de notre histoire a eu lieu. Elle doit être prise en charge pas seulement par l’Etat mais également par la société civile, appelée à devenir partenaire dans les choix liés à ce sujet.

Bien que l’IVD ait fermé ses portes, les médias continuent à manifester leur hostilité envers la justice transitionnelle en général et envers la commission Vérité en particulier. Pourquoi cette posture à votre avis ?
A ce sujet, je fais un constat qui est spécifique aux médias et un autre spécifique à l’élite tunisienne. Les médias tunisiens sont balayés par un vent très fort contre la justice transitionnelle. Des études ont été réalisées sur les propriétaires des médias privés et ont révélé que la majorité appartient à des gens de l’ancien régime. Quel est l’intérêt de ces personnes-là pour favoriser les réformes demandées par la justice transitionnelle ?

Quel est leur intérêt pour mettre en place la redevabilité ? La demande des comptes ? Leur acharnement pour salir la source institutionnelle, à savoir la commission Vérité, qui appelle à ces réformes est plus ou moins compréhensible. Dans la position des médias face à la JT il y a eu aussi des exceptions et je salue ici les journalistes qui couvrent ce sujet et exercent leur travail de manière professionnelle, selon les standards du métier parfois contre vents et marées. Je reviens au second volet de mon constat, qui me paraît plus intéressant à explorer. Une très large partie de l’élite tunisienne, sous toutes ses formes et tendances, a été incapable de porter le changement.

Cette élite est restée cloîtrée dans ses moules dans lesquels la dictature les a enfermés. La dictature ne vous laisse pas indemne, on en porte les flétrissures surtout parmi ceux dont les ego ont été écrasés à cette époque. C’est comme cela qu’on peut comprendre toutes les anomalies visibles notamment au parlement. Projetées après la révolution sous les feux de la rampe et invités sur les plateaux télévisés, ces élites aux ego atrophiés ont vécu l’effet du balancier. Ils ont manqué d’humilité, de vigilance et de réflexion. Ils ont avalé toute l’intox de la machine de guerre de l’ancien système et en sont devenus les porte-parole sans s’en rendre compte. Je parle ici de personnes qui étaient dans l’opposition et la résistance, dont une certaine gauche qui a rejeté la justice transitionnelle en l’assimilant à une attitude politiquement partisane : «La justice transitionnelle c’est Ennahdha». Du coup on a même manqué de leurs témoignages, la Tunisie en avait pourtant besoin.

On a souffert et beaucoup trimé pour que l’IVD parvienne à monter les dossiers de la gauche. Ils ne voulaient pas déposer leurs plaintes alors qu’ils étaient des victimes de la dictature. Heureusement, d’autres qui sont l’honneur de la gauche, sont finalement venus pour nous livrer la matière dont nous avions besoin pour identifier et démanteler cette machine de la répression. J’ajouterais une troisième catégorie de l’élite : elle est islamiste et elle est supposée soutenir le processus. Or elle s’est opposée à la JT. Je nuance encore une fois, tous les islamistes n’ont pas suivi cette voie. C’est une catégorie qui est proche de la machine d’Ennahdha et notamment de ceux qui étaient en charge du bureau de la JT au sein du Mouvement. Ces gens-là ont activement et de manière permanente attaqué l’IVD encore plus fortement que le personnel issu de l’ancien système. Les coups qu’on a reçus de ce noyau de la pseudo JT d’Ennahdha sont les plus durs. A titre d’exemple ce sont eux qui ont financé un laboratoire pour diffamer l’IVD et sa présidente en l’accusant de corruption et décrété que l’IVD ne pouvait pas proroger son mandat et que c’était à l’ARP de le faire.

Pourtant les députés d’Ennahdha n’ont pas adhéré au vote contre la prolongation du mandat de l’IVD ?
Parce que cette tendance est minoritaire au sein du parti islamiste. C’est pour cela que je ne veux pas généraliser en parlant des positions des formations politiques envers le processus. Et même dans l’ancien système il y a des gens tout à fait respectables et qui ne se sont pas impliqués activement dans les dérives sécuritaires. L’IVD a découvert en eux des partenaires pour aider à la révélation de la vérité. Ils étaient sincères car ils croyaient qu’il fallait en finir avec un autoritarisme qui a nui à la réputation de la Tunisie.

Sihem Bensedrine, n’y a-t-il pas un mea culpa à faire à propos du fonctionnement de l’IVD ? Par exemple n’avez-vous pas commis d’erreurs au niveau de la communication de l’Instance ? Et ces pourfendeurs de la justice transitionnelle, dont les médias, vous auriez peut-être pu les gagner en suivant une stratégie de communication plus ouverte ?
Vous savez quand on fait un bilan, on se dit qu’il y a dedans des points forts et d’autres volets moins réussis. Si c’était à refaire il y aurait beaucoup de choses à changer ! Mais en termes de communication, on avait face à nous une grosse machine, de vrais laboratoires à produire la désinformation et la calomnie. Chose dans laquelle Ben Ali était très fort contrairement à Bourguiba. Les adversaires de la révolution ont repris à leur compte ces laboratoires. Ils ont ainsi ressorti la même diffamation qu’au temps de Ben Ali concernant mes éventuelles rencontres avec l’Américain Paul Bremer en Iraq, que je n’ai jamais rencontré de ma vie. Nous n’avions pas les moyens d’affronter une telle machine de guerre médiatique, des officines qui s’étalaient à l’international.

Nous étions au même moment en train de travailler en bravant énormément d’obstacles. On communiquait comme on pouvait à travers notre site, qui ne disposait pas des moyens de nos adversaires. On aurait voulu que nos amis soient le relais de nos mises au point, mais ils étaient eux-mêmes à leur tour attaqués et insultés dès qu’ils évoquaient l’IVD et la justice transitionnelle d’une manière calme et objective. On les comprend. A part la communication, quelque chose me reste sur le cœur : les dossiers transférés à la justice. On n’est parvenu à envoyer aux chambres spécialisées que 205 affaires instruites par l’Instance.

On aurait pu traiter beaucoup plus de dossiers ! En même temps on a réussi de très belles enquêtes en élucidant en particulier deux crimes d’Etat, celui de Salah Ben Youssef et un autre dont on parle peu, celui de Lazrag. Lazrag était un opposant youssefiste notoire à Bourguiba. Il s’est exilé en Libye puis en Arabie Saoudite où il s’est installé. En 1985, Bourguiba tente une réconciliation avec les opposants et il négocie avec l’Arabie Saoudite son retour en Tunisie. Un policier va le chercher là-bas. Dès qu’il arrive ici, le chef de la sécurité, qui s’appelle alors Zine Abidine Ben Ali, le cueille. Les autorités lui montent un pseudo procès devant la cour martiale, alors qu’il n’était pas militaire. Il est jugé, condamné à mort et exécuté le jour même. On a pu reconstituer tous les faits de cette histoire-là parce que nous avons pu retrouver le policier qui est allé récupérer Lazrag en Arabie Saoudite. Il a pu témoigner que l’Etat a bien promis un retour sécurisé au dissident mais a fini par le tuer.

Quels sont les dossiers que vous n’avez pas eu l’opportunité de traiter ? Est-ce ceux en rapport avec la corruption qui demande beaucoup de temps et d’expertise ?
En effet dès qu’on a commencé à mettre les doigts dans la corruption, à la comprendre et à la décrypter on a subi la campagne accusant l’IVD de corruption. Ces attaques coïncident avec le moment où on a découvert que cette machine est encore à la manœuvre aujourd’hui et qu’elle a plus de moyens qu’avant. Je compare Ben Ali au parrain de la mafia qui établissait les limites et disait à chacun jusqu’où aller. Aujourd’hui les corrompus sont débridés. Et si la corruption s’est démultipliée c’est parce qu’elle n’a pas été rattrapée. L’IVD a transféré à la justice spécialisée un des grands dossiers sur la corruption qu’on a appelé le dossier Ben Ali.

Ce dossier est un démenti à tous ceux qui prétendent que seule les Trabelsi étaient impliqués dans les actions de malversations et que Ben Ali était juste un peu «méchant». C’est faux, documents de la présidence à l’appui ! Je voudrais rendre ici hommage au travail accompli par feu Abdelfattah Omar, qui a réalisé, dans le cadre de sa commission, des interviews audiovisuelles à tous les membres de cette mafia qui entourait Ben Ali. L’IVD a pu recueillir ces enregistrements qu’on a transférés à la justice après bien sûr avoir convoqué et écoutés ce premier cercle de l’ex-président.

L’Etat étant victime dans ce procès pour corruption ouvert fin 2019, le juge a convoqué tant les auteurs présumés des violations quele chef du contentieux de l’Etat. Or le chef du contentieux de l’Etat déclare : «Non, nous ne sommes pas concernés !». Cela me fait vraiment mal profondément. C’est triste que l’Etat qui a été spolié selon nos preuves et documents se retire de cette manière et ne récupère pas ce qu’il a perdu. Il est alors permis de s’interroger : pour qui roule ce chef du contentieux ? Pour l’Etat ou pour les lobbies qui ne veulent pas être poursuivis, ni restituer à l’Etat l’argent volé.

Vous avez adressé en juillet dernier, via le ministère des Affaires étrangères, deux mémorandums, l’un à la France et l’autre à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international où vous réclamez des excuses et des réparations pour les victimes de la guerre de Bizerte et des politiques d’ajustement des dépenses de l’Etat dont la responsabilité revient selon ces documents à ces instances financières mondiales. Où en est ce dossier ?
Ces deux mémorandums relatifs à la réparation due aux victimes d’atteintes massives des droits de l’homme et des droits économiques et sociaux relèvent de nos prérogatives à l’IVD de déterminer, selon la loi les responsabilités dans les violations des uns et des autres. C’est dans ce cadre-là que nous avons évalué les responsabilités de ces parties, étrangères à l’Etat tunisien. En ce qui concerne la France, vous savez que le mandat de l’Instance s’étend de juillet 1955 à décembre 2013. Nous n’avons rien demandé à la France concernant l’époque coloniale. Par contre ce qu’a pu documenter l’IVD est en rapport avec la tranche où la Tunisie devient indépendante en obtenant son autonomie interne, en 55.

La France a tué plus de 7.000 Tunisiens à partir de cette période. En vertu des accords de 55, les anciens colons ont parlé du concept de co-souveraineté, ce qui voulait dire que l’Etat français avait une autorité militaire sur les régions de l’ouest et du sud. Ils se sont mis alors à pilonner et à bombarder le nord, à partir de Djebel Bargou, la zone frontalière algérienne, Sakiet Sidi Youssef, puis ils sont descendus vers le bassin minier, et plus loin vers les Djebel Agri, Arbata et Bouhlel. C’est là où ils ont interdit aux populations d’aller ensevelir les corps. Ils qualifiaient ces opérations de «nettoyage ethnique», selon des documents français et des témoignages de colonels de l’armée.

Une bonne partie de ces documents nous les avons retrouvés dans les archives diplomatiques françaises à Nantes et à Paris. D’autre part, n’oublions pas Bizerte en 1961, ce qui s’est passé là-bas n’est pas une guerre mais un massacre : la deuxième armée du monde était face à un Etat récemment souverain et démuni d’armée. Nous demandons dans notre mémo à la France de payer des réparations à toutes ces victimes. D’autant plus que le président Macron a déclaré il n’y a pas très longtemps que «le legs colonial ne fait pas honneur à la France». Il y a aussi un volet économique dans ce dossier-là. La France en quittant la Tunisie a multiplié par 25 notre dette.

Alors que les colons s’étaient saisis des terres les plus riches les confisquant à leurs propriétaires, à leur départ ils ont exigé d’être payés et la Tunisie a payé rubis sur ongle chaque parcelle de terre restituée par les colons aux Tunisiens à travers la dette contractée. Ensuite, la Tunisie a dû acheter à prix d’or les sociétés créées par les Français pour exploiter des ressources tunisiennes, le pétrole, le phosphate, l’électricité… C’est ainsi que la France a poursuivi un diktat néo-colonial, car économiquement nous étions sous son joug. L’IVD s’est appuyée sur les résolutions des NU qui parlent de la dette « odieuse » ou dette illégitime. En vertu de ces résolutions, nous avons demandé l’effacement de ces dettes françaises dont nous sommes encore à ce jour obligés de payer le service. On a également rédigé un mémo destiné au FMI, responsable de dégâts radio actifs dans le sud-ouest et dans le sud-est et surtout l’effacement de la dette odieuse du FMI et de la BM. Malheureusement, le ministre des Affaires étrangères a considéré que nos mémos étaient insignifiants et a refusé de faire le suivi de ce dossier.

La majorité des hauts responsables sécuritaires sous Bourguiba et Ben Ali qui répondent aux convocations des chambres spécialisées clament aujourd’hui qu’ils n’étaient pas au courant de la torture qui sévissait à ce moment-là. Estimez-vous qu’ils disent vrai ?
-Vous savez, les tortionnaires, ceux qui mettent les citoyens dans la balançoire ou dans la position du poulet rôti ce ne sont que des exécutants. Ils sont même formés pour ne pas aller trop loin, c’est-à-dire s’arrêter avant la mort de la victime. Les décès qui sont survenus étaient le résultat d’exactions exercées par des «non professionnels». Les bourreaux étaient formés à l’étranger, aux Etats-Unis par exemple. Ils ont aussi été initiés à des techniques spécifiquement israéliennes, comme la torture du son et du robinet qui coule lentement, une exaction qui touche les nerfs. Comment peut-on prétendre que les ministres n’étaient pas au courant de ces violations alors qu’on allouait un budget pour la formation des tortionnaires ? Des agents du ministère de l’Intérieur nous ont dit de leur côté qu’ils avaient été envoyés à l’étranger pour affiner leurs méthodes de torture.

Mais comme ils ont reçu l’ordre de leur ministère de ne pas signer les PV de leurs déclarations, nous n’avons pas inséré cette information dans le rapport final. Plus important encore : nous avons trouvé des documents au palais de Carthage au temps de Ben Ali où le ministre de l’Intérieur, A.K. en l’occurrence,ou encore celui de la Justice, S.C, après la mort d’une victime sous la torture, propose à son président divers scénarios pour maquiller l’homicide. Ils écrivent : «Alors comme maintenant Amnesty nous demande des comptes et que le Haut-commissariat des droits de l’Homme revendique des éclaircissements sur les circonstances de la mort de telle personne, quelle est la version à présenter à ces instances que vous préférez : une défenestration, un arrêt cardiaque ou un accident de la route ?».

Ben Ali choisit par la suite et valide par sa signature une des options avancées par ses ministres. Grâce à ces documents officiels, nous avons pu instruire les affaires des victimes Fayçal Baraket et de Nabil Barkati, qui sont aujourd’hui entre les mains des chambres spécialisées. Vous savez, partout dans le monde quand il y a des violations de cette ampleur, l’ordre vient d’en haut, peut-être pas au niveau du président de la République mais plutôt de hauts cadres au ministère de l’Intérieur. Alors comment croire ces gens quand ils viennent dire qu’ils n’étaient pas au courant ? En plus, des victimes ont témoigné de leur présence après les séances de torture pour vérifier qu’elles avaient fait les aveux qu’ils voulaient soutirer d’elles. La torture était un système du gouvernement approuvé en très haut lieu.

Sihem Bensedrine, vous faites vous-même partie des victimes de l’ancien régime…
En ce qui me concerne, je n’aime pas le mot victime, car je me considère en tant que dissidente ayant résisté à la dictature. Je me retrouve plus dans le statut de défenseuse des droits humains que dans celui d’une victime. Certes, moi aussi j’ai subi des violations, mais pas beaucoup comparativement à d’autres. Vous avez beau côtoyer et connaître la violence, elle vous choquera toujours quand vous l’entendez de la bouche des victimes. J’ai conduit moi-même des auditions à huis clos à l’IVD dont je sortais blessée, choquée, bien que les faits ne me fussent pas étrangers.

C’est horrible comment ils ont fait souffrir les gens, les humiliant, détruisant leur dignité et faisant éclater leurs familles. Ils se sont attaqués à des enfants, voilà ce qui fait le plus mal, quand les petits vont payer pour leurs parents. On s’interroge : pourquoi ? Pourquoi cette fillette de neuf ans est violée alors que ses géniteurs sont arrêtés ? Et on revient à la maison pour la violer de nouveau ? C’est intolérable ! Sous aucun prétexte, la torture ne peut être acceptée ou légitimée ! L’Etat tunisien a été sali par ses pratiques. Plus jamais ça !

On comprend que vous n’ayez pas présenté votre témoignage lors des auditions publiques, vous auriez été juge et parti. Mais avez-vous évoqué les violations que vous avez subies, incarcération et campagnes de diffamation notamment, pendant les auditions à huis clos pour l’Histoire ?
Je n’ai pas déposé de dossier à l’IVD à cause d’un conflit d’intérêts évident. Cependant, maintenant que je suis libre de toute responsabilité, je vais écrire et je vais témoigner. Pas seulement de ce que j’ai vécu personnellement mais aussi de ce qui s’est passé autour de moi, toutes ces séquences de l’histoire de la Tunisie que je souhaiterais raconter. Pas pour me plaindre, car je me considère comme une bienheureuse : mon histoire à moi finit bien. Parce que la Tunisie s’est distanciée de cet héritage qui ne lui fait pas honneur. La Tunisie est en train de se réhabiliter et de se renouveler en offrant un visage de droit et de justice. C’est un vrai bonheur de vivre cet état des choses.

Pensez-vous que le Président Kaïs Saïed puisse un jour présenter les excuses de l’Etat tunisien envers les victimes ?
D’abord, il s’agit là d’une obligation légale du Président de la République tunisienne. Ensuite, c’est aussi une des formes de réparations que notre rapport final propose. Quand j’ai rencontré le Président Saïed, je lui ai présenté le travail de l’IVD et expliqué ce que notre Instance attendait de lui. Il était au diapason, car le Président croit en la révolution, pas en termes idéologiques mais plutôt en rapport avec le renouveau de l’Etat tunisien, sa régénération et sa réforme dans le bon sens. Dans le sens de la dignité de chaque Tunisien. Je sais qu’il va présenter les excuses préconisées par la loi au moment voulu dans le cadre d’une grande cérémonie officielle où il s’adressera aux victimes à travers un discours de circonstance. Il faut lui donner le temps nécessaire pour se préparer à cet événement capital pour que l’Etat regagne la confiance de ses citoyens.

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