D’après les derniers chiffres du rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (Ocde), la Tunisie a enregistré, depuis 2011, la migration de 100 mille personnes. 84 % d’entre elles sont parties pour l’Europe principalement. Ces départs multidisciplinaires touchent notamment des filières comme la médecine, l’ingénierie, l’informatique ou encore l’enseignement supérieur.
Si l’on cherche à comprendre les différentes raisons pour lesquelles les gens les plus talentueux quittent leur pays, les motifs sont multiples et la réponse à cette question peut être simplifiée par l’idée qu’ils recherchent de meilleurs horizons. D’une manière générale, un climat ou une situation nationale peu propice à l’épanouissement personnel et financier est la vraie raison pour la fuite des cerveaux. Selon une étude de l’Association tunisienne des grandes écoles (Atuge), le tiers des départ est motivé par les mauvaises conditions de vie en Tunisie, la corruption (67%), l’avenir incertain (52%), la bureaucratie (42%), le climat liberticide (26%), l’instabilité politique (24%) et une meilleure opportunité professionnelle (un salaire souvent multiplié par 6 ou 7).
Derrière ce phénomène, il y a aussi, la disponibilité de meilleures conditions de travail et de recherche. Il y a aussi le souci de donner vie à des projets ambitieux, de faire de la recherche, de booster les carrières et surtout, « d’avoir la reconnaissance de leurs pairs ». D’après les enquêtes et les sondages d’opinion effectués auprès des personnes concernées, il y a là plus qu’un besoin d’argent, les universitaires, par exemple, réclament dignité, reconnaissance et respect.
Qui quitte le pays ?
Pour revenir à cet exode des compétences tunisiennes à l’étranger, trois statistiques méritent qu’on s’y attarde. D’abord, plusieurs étudiants tunisiens qui suivent des études à l’étranger ne rentrent pas au bercail. Ceci est vrai même pour les étudiants qui ont un riche patrimoine dans le pays. A titre indicatif, 12.000 Tunisiens étudieraient en France, faisant de l’Hexagone la destination préférée des jeunes pour se former, devant l’Allemagne et la Roumanie. Et ce n’est pas un hasard si les compétences tunisiennes hautement qualifiées résidant à l’étranger sont dispersées dans les mêmes pays d’accueil : 31% en France, 13% au Canada, 11% aux USA, 10% en Allemagne…
La France demeure, et de loin, la première destination des étudiants tunisiens partant effectuer leurs études supérieures à l’étranger. Le bulletin «Campus France» estimait leur nombre en France à 137 seulement en 1934. Leur effectif passa à plus d’un millier après l’Indépendance du pays en 1956 pour atteindre 6.087 en 1973-74. Au début des années 80, ce nombre est passé à 7.857, puis à 11.177 en 2009. D’après les statistiques de 2017, une comparaison des pays d’accueil montre que l’Allemagne a accueilli en 2013 près de 2.260 étudiants tunisiens et la Roumanie 1.248, le Canada et les USA se situant respectivement au 4e et 7e rang des pays d’accueil des étudiants tunisiens poursuivant leurs études à l’étranger. Selon l’Unesco, le nombre d’étudiants tunisiens en Arabie Saoudite serait passé de 20 en 2009 à 244 en 2013, de 58 à 155 au Qatar et de 114 à 155 aux EAU. Cette inflexion n’est pas sans rapport avec les événements politiques survenus en Tunisie depuis 2011.
Du côté des ingénieurs, et selon des statistiques du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, 95% des ingénieurs tunisiens formés à l’étranger, particulièrement dans les technologies de l’information et de la communication ne rentrent pas dans leur pays après leurs études. La raison est simple : tout ingénieur tunisien ayant, à titre d’exemple, obtenu une certification de type Java, Microsoft, Linux ou Oracle… dispose de fait d’un passeport pour l’émigration vers tous les pays du monde (Canada, Etats-Unis d’Amérique ou Europe, où l’on cherche à attirer les ingénieurs certifiés en technologies de l’information et de la communication). Même les ingénieurs formés localement dans cette spécialité sont fortement sollicités.
D’après des statistiques de l’ambassade de France en Tunisie, «quelque 1.068 techniciens et ingénieurs, 59 médecins et cadres paramédicaux et 29 personnes qualifiées dans l’hôtellerie et la restauration ont traversé, en 2016, la Méditerranée pour aller travailler en France ». Pour ce qui est des causes qui poussent les ingénieurs tunisiens à quitter le pays, le président de l’Ordre des ingénieurs tunisiens (OIT), Oussama Kheriji, parle de la détérioration des salaires, notamment, dans le secteur privé, où le salaire de jeunes ingénieurs recrutés peut ne pas dépasser les 300 dinars par mois, outre le blocage des recrutements dans le secteur public.
Enfin, ce nouveau phénomène touche aussi les universitaires tunisiens. D’après des statistiques du ministère de l’Enseignement supérieur, « plus de 1.800 professeurs universitaires ont quitté la Tunisie, au cours des trois dernières années, dont 800 pour la seule année 2017 ». Et puis, selon l’Union des professeurs universitaires chercheurs tunisiens (Ijaba), près de 4.000 enseignants universitaires ont quitté la Tunisie en 2018.
Est-ce une chance ?
Cette nouvelle mode ne fait pas l’unanimité. La fuite des cerveaux est perçue par certains comme étant une opportunité, pour d’autres, c’est un désastre pour le pays. Il ne faut pas nier que, parmi les parties qui voient dans cette fuite des cerveaux, une chance pour le pays, le gouvernement. La preuve est que l’État tunisien a toujours encouragé la coopération technique. Le ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi, avait déclaré, en août 2017, que le phénomène ne constitue pas un problème en soi, en ce sens où ces compétences peuvent revenir un jour. Le retour de ces Tunisiens à l’étranger serait même un filon d’investissement devant contribuer à l’économie nationale.
Mieux encore, il a ajouté que le gouvernement s’y prépare en mettant en place une base de données sur les compétences tunisiennes vivant à l’étranger. Cette base objecte d’établir des liens avec les universités, les instituts de recherches et les entreprises économiques où ils travaillent. Yassine Brahim, ministre du Développement et de la Coopération dans le gouvernement Habib Essid déclare à cette époque : «nous sommes en train de préparer un «who’s who» des Tunisiens à l’étranger aux fins de les identifier, d’abord, et de les intégrer, ensuite, dans le circuit économique en tant que potentiels investisseurs». Même les universitaires partagent l’approche du gouvernement.
Un chercheur et maître-assistant de l’enseignement supérieur en sciences économiques à l’Institut supérieur de gestion de Gabès s’exprime à travers une étude-essai intitulée : «La fuite des cerveaux en Tunisie : évolution et effets sur l’économie tunisienne», « Le départ des cadres tunisiens à l’étranger est moins à considérer comme une perte que comme un gain pour la Tunisie».
Il y a aussi les contres
Désormais, il n’y a pas que ceux qui considèrent que le départ des compétences ne pose pas de problème. Pour d’autres parties, cette émigration qualitative prive le pays de précieuses ressources dans lesquelles l’Etat a beaucoup investi. La Tunisie consacre à chaque étudiant entre 5 et 10 mille dinars, selon la branche d’études. Une perte qui se compte donc en milliards de dinars du budget investi dans l’éducation. Pire, les meilleurs éléments choisissent de finir leurs études à l’étranger. Un faible pourcentage parmi eux choisit de rentrer en Tunisie.
Khalil Laamiri, secrétaire d’Etat auprès du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, estime que « Cette fuite des cerveaux est un obstacle pour le développement en Tunisie, car la plupart sont bien formés et sont destinés à occuper des postes de responsabilité». Certains constats poussent à croire que les conséquences sont, pour le moins qu’on puisse dire, désastreuses.
Ce départ massif a un impact négatif sur la qualité de l’enseignement supérieur et l’avenir des étudiants, puisque un bon nombre d’entre eux manquent de professeurs encadreurs. L’impact négatif est également perceptible à travers la pénurie de médecins dans les hôpitaux publics. En cette ère de globalisation et de prévalence de la règle de l’offre et de la demande, la Tunisie est incapable d’arrêter ce phénomène. Mais l’Etat doit mettre en place des stratégies tendant à sédentariser les compétences du pays et à faire profiter, en priorité, la communauté nationale de leur précieux savoir.