Tribune | De la santé de la politique à la politique de la santé

Par Moez Cherif*│

Depuis la révolution de 2011, il y a une continuité de la politique économique libérale qui n’a pas été remise en question par les différents gouvernants qui se sont succédé au pouvoir. Suite à des mouvements sociaux itératifs, des mesures sociales d’accompagnement annoncées ne sont pas mises en œuvre ou n’ont pas l’envergure nécessaire pour avoir un impact sur la population cible. Le recul des prestations du secteur public en matière de santé, d’éducation et de transport ont impacté le quotidien des Tunisiens, dégradant le pouvoir d’achat, leur imposant une contribution obligatoire pour accéder à des services de qualité. La dévaluation du dinar a contribué à augmenter le coût des prestations de service et des biens importés alimentant une inflation parfois à deux chiffres. Une économie parallèle s’est développé au point de réaliser un chiffre d’affaires pratiquement égal à celle réglementaire, faisant de la débrouille un dogme populaire. Ce travail au noir impacte directement le système de solidarité sociale. Cette activité n’est pas accompagnée de contribution sociale et fiscale. Les barons de la contrebande, qui n’ont jamais accepté de cotiser et de contribuer à ce système de solidarité en exploitant la précarité et le chômage, abandonnent les personnes qu’ils ont exploitées aux institutions publiques pour leur garantir un revenu minimum et le droit d’accès à la santé. Même la promulgation de la nouvelle Constitution qui a conforté les droits économiques et sociaux n’a pas pu infléchir la politique économique ni réduire les inégalités sociales et régionales.

La médecine tunisienne publique et privée a souffert de cette politique et de l’absence de vision stratégique dans un secteur d’activité qui aurait pu contribuer à une approche sociale. Faire baisser les charges de la contribution du budget familial à la santé qui atteint les 39% et qui est le double de ce que considère l’OMS comme seuil acceptable (20%) était une promesse électorale jamais tenue. Les pénuries successives de médicaments de première nécessité résultent d’un problème structurel de financement et de gestion des dettes hospitalières publiques et des circuits de distribution. La décision d’arrêter les recrutements dans le secteur public, le non-renouvellement des départs à la retraite, les démissions et l’émigration massive des compétences médicales et paramédicales ont achevé d’amoindrir les capacités du secteur public en approfondissant les inégalités régionales et en créant de nouveaux déserts médicaux.

La survenue de la pandémie dans ces circonstances met à rude épreuve un système de santé décrié, éprouvé, objet de critiques populaires et les prestataires de services se retrouvent à assumer seuls la responsabilité des insuffisances devant l’opinion publique et les usagers de la santé ! La relation des soignants avec le public se détériore et vient s’ajouter a des conditions de travail déplorables et un quotidien à la limite de la dignité humaine pour tous.

Aujourd’hui, et depuis le confinement général, nos hôpitaux sont vides, les consultations externes arrêtées, les urgences tournent au ralenti, les dispensaires aussi et la majorité des cabinets de consultations privés sont fermés. Ceci contraste avec un encombrement chronique de toutes les structures de la santé, alimentant les plaintes chroniques de nos concitoyens. Il était impossible, avant la décision de confinement général, d’avoir un rendez-vous de consultation, de soins, d’hospitalisation ou d’exploration proche, les services hospitaliers étaient encombrés, les urgences bondées où les délais d’attente et la qualité de prise en charge alimentaient une violence qui menaçait tout le personnel de santé. Aujourd’hui pour des raisons Covid-19 évidentes, tout tourne au ralenti, on retient son souffle et on attend que le tsunami épidémique passe !

Aujourd’hui également, je me pose ces questions : où sont nos malades ? Où sont les urgences qui encombraient nos hôpitaux ? Où sont les files d’attente des consultations dans les hôpitaux ou dispensaires ? Où en est la distribution des médicaments des malades chroniques. Qu’advient-il de la vaccination de nos enfants ?

Cette halte ne serait-elle pas qu’un simple report des problèmes de santé qui pourraient, comme une bombe à retardement, ressurgir à chaque instant ? L’altération de l’état des personnes âgées à domicile serait-elle le résultat de l’infection virale ou de l’état d’abandon dans lequel sont actuellement tous les malades chroniques ou aigus et non diagnostiqués ? La santé mentale de notre population, trop longtemps oubliée de nos programmes de santé, éprouvée par la révolution, usée par 9 ans d’incertitudes et d’instabilité, faisant face à une violence exacerbée et une précarité de plus en plus grande est actuellement confrontée au confinement imposé. L’ampleur des besoins de soutien psychologique de notre population montre les limites des capacités de notre système de santé à gérer la santé mentale de notre population (aussi bien demandeurs de soins que personnel soignant).

Deux approches évidentes de la gestion de cette crise : la politique au service d’un staff technique ou des techniciens au service d’une décision politique. Toutes les dérives de notre système de santé sont dues à sa soumission à une politique privilégiant une approche économique libérale. L’absence de vision faisant de la politique de santé un moteur de l’économie nous fait un défaut cuisant ! Il faut investir dans le capital humain et compter sur les retombées directes et indirectes d’une médecine performante pour promouvoir la santé physique et mentale des citoyens. Ce sont les véritables clés d’un développement durable dans un pays dépourvu de richesses naturelles, qui doit compter sur ses ressources humaines dans un monde où l’innovation est devenue le véritable moteur d’une économie moderne dominée par le numérique et le virtuel.

Aujourd’hui nous nous retrouvons devant la même ambiguïté. Des annonces politiques de respect des décisions d’un staff technique performant, dévoué et consacré à l’intérêt national qui ne sont pas mises en œuvre, restent au stade de projets et cachent la dure réalité de la primauté de la décision et de l’intérêt politique. L’annonce faite que le ministère de la Santé est le chef de file de la cellule de crise gouvernementale pour la gestion de la pandémie qui touche la Tunisie paraît évidente à l’échelle centrale. Mais la décision d’activer les cellules de gestion des catastrophes naturelles dans les régions rend le département de la santé comme un intervenant parmi d’autres à l’échelle régionale. La décision de la région prime par rapport à la stratégie nationale alliant une adaptation à la réalité du terrain, aux disponibilités des moyens et aux spécificités régionales. L’autonomie de la décision régionale va à l’encontre d’une stratégie nationale et aura pour conséquences d’approfondir les inégalités régionales. Cette démarche entrave l’élan de solidarité nationale et la primauté de l’urgence sanitaire et sociale dans la gestion de la crise. La vision régionale sans gouvernance nationale pour une répartition équitable des moyens et ressources va alimenter une demande régionale excessive car préoccupée par ses propres besoins en dehors d’une évaluation juste de la situation nationale. La non-satisfaction des revendications alimentera une grogne populaire difficile à juguler en ces temps de crise.

La première réaction du Parlement, qui retire partiellement la confiance au gouvernement et restreint son autonomie pour accélérer et faciliter son intervention dans la gestion de la crise, démontre à quel point le politique défend son intérêt face à l’urgence médicale et sociale et opte pour la priorité politique. Les mêmes partis qui parlent d’unité nationale face à la crise se désolidarisent de l’exécutif et défendent la souveraineté parlementaire ! Encore une fois, devant la défaillance ou la faiblesse de la qualité de la prestation des services, le citoyen se retrouve face à un personnel de santé incapable de répondre à ses besoins, faute d’une décision politique appropriée. Encore une fois, médecins, pharmaciens, biologistes et personnel soignant seront en première ligne pour faire face à la grogne et seront livrés à la colère populaire! Encore une fois, le politique sacrifiera son corps médical et paramédical au détriment d’un pouvoir fragile peu populaire, soucieux de sa propre survie faisant de l’urgence de consolider ses positions une préoccupation qui prime devant l’attente citoyenne.

Encore une fois, la santé du politique sera pour les partis présents à l’ARP plus urgente que la

politique de la santé du citoyen.

*Chirurgien pédiatre, membre de l’Umsl (Union des médecins spécialistes libéraux)

Un commentaire

  1. Khaled

    04/04/2020 à 07:33

    Bravo, pour une fois il y a un article digest dans votre journal qui est un peu élitiste quand même
    l’économie tunisienne aujourd’hui entre le super ultra libéralisme et l’esprit du « ghanima » des islamiste et les recommandations « tatcheriste » de la banque mondiale et la methode de calcul de l’inflatiotion emprunté aux années Mitterand et le startupisme du E.commerce le longterme vital disparait
    Alors bonjour au Sphinx de Carthage et à la momie du parlement du Bardo à la la tête de ses 300 ou 400 voleurs .
    Quelle dette laisserons nous à nos enfants aprés que les leurs ont déja fais des placements à Panama

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