
Le système judiciaire affronte dans cette étape cruciale de déconfinement progressif une épreuve difficile qui met face à face le corps des magistrats d’un côté et celui des avocats de l’autre, sans compter la situation d’inconfort dans laquelle se trouve le ministère de tutelle.
S’apparentant à une ingérence de l’exécutif dans le fonctionnement de l’appareil judiciaire, l’annonce par le ministère de la Justice de la reprise progressive des activités des tribunaux, en application des dispositions du décret gouvernemental 2020-208 portant organisation des consignes du confinement sanitaire ciblé, a été très mal accueillie par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). En revanche, l’Ordre national des avocats en Tunisie (Onat) a appelé les avocats affiliés à reprendre le travail depuis hier, lundi 4 mai, date du début du confinement ciblé, se démarquant ainsi de la position du CSM.
Quand le CSM fait de la résistance
Si le département de la Justice explique dans un communiqué que cette mesure vise à assurer « la continuité du service public et à protéger les droits de la partie civile », le CSM a, quant à lui, mis en garde contre une grave dérive dans le processus législatif suite à la publication de ce communiqué du fait qu’elle «implique les autorités dans le pouvoir réglementaire général dans la gestion des services judiciaires qui est la prérogative du conseil selon l’article 65 de la Constitution ».
En clair, le CSM appelle les magistrats à ne pas appliquer les directives du gouvernement. La guerre des attributions, celle des communiqués aussi, est déclenchée. Ainsi, le Conseil supérieur de la magistrature refuse-t-il la politique du fait accompli, expliquant que la gestion des services judiciaires relève de ses prérogatives en application de l’article 2 de la loi du CSM du 28 avril 2016. Il dénonce à cette occasion « l’implication de la ministre de la Justice dans la réglementation des étapes, des conditions et des domaines de la reprise graduelle du travail sans appui légal et avec un mépris délibéré du CSM et à travers lui du pouvoir judiciaire ».
Dans son communiqué publié à cet effet et rapporté par la TAP, le CSM a exprimé son refus de toute atteinte à ses prérogatives. Pour lui, le fait qu’il soit souvent visé et qu’on veuille limiter ses prérogatives et spécialités entre dans le cadre d’un processus qui exprime le refus par le pouvoir exécutif des dispositions de la Constitution et une violation du principe de séparation des pouvoirs. Il met en garde le gouvernement contre les répercussions de cette voie et appelle le président de la République, garant de l’application de la Constitution, et l’Assemblée des représentants du peuple à prendre leurs responsabilités. Refusant l’annonce de la reprise faite par le département de la Justice, le CSM a mis en garde contre les pressions qui pourront être exercées contre les magistrats dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions.
Ordre national des avocats, pas d’accord
Se démarquant de la position du CSM, l’Ordre national des avocats en Tunisie (Onat) a appelé dans un communiqué ses avocats affiliés à reprendre leur travail depuis hier, date du début du déconfinement ciblé. Les sections régionales ont été appelées à s’occuper de l’organisation de la présence des avocats aux audiences pendant la première et la deuxième période du déconfinement ciblé, tout en veillant au respect des mesures sanitaires et à la présence d’un nombre limité à 3 ou 4 avocats aux audiences. Cette position a par ailleurs soulevé le refus de l’Association des magistrats tunisiens (AMT) qui a riposté en exprimant, dans un communiqué publié dimanche dernier, « son rejet du discours de l’Ordre national des avocats de Tunisie (Onat) ».
La raison évoquée est qu’il répond à une «logique de force et tente d’imposer le retour de tous les services judiciaires, faisant fi des autres composantes du système judiciaire, cadres, employés, sécurité et ouvriers, ainsi que la crise sanitaire que traverse le pays ». S’alignant en toute logique sur la position du CSM, l’AMT considère que la position de l’Onat n’est pas justifiée et a tenu à rappeler que le travail judiciaire ne s’est pas arrêté pour autant durant la période de confinement total et s’est poursuivi dans les domaines vitaux et fondamentaux en continuant à se charger des affaires qui concernent les droits et les libertés. Pour conclure, l’AMT a souligné que la politique générale adoptée par l’Etat et qui donne une priorité absolue à l’intérêt sanitaire public a épargné aux Tunisiens une situation catastrophique et que la réussite de ce processus impose au système judiciaire de ne pas dévier de cette politique en justifiant la reprise par des seules considérations économiques comme le propose l’Onat.
Certes, la guerre des communiqués ne s’est pas arrêtée à ce stade puisque l’Association tunisienne des jeunes avocats s’est, en toute logique, totalement désolidarisée du CSM et a appelé dans un communiqué publié le 29 avril le département de la Justice à se concerter sérieusement avec le Conseil de l’Ordre des avocats autour des modalités de la reprise des activités des tribunaux.
Ainsi le système judiciaire fait-il face dans cette étape cruciale de déconfinement progressif à une épreuve difficile qui met face à face le corps des magistrats d’un côté et celui des avocats de l’autre, sans compter la situation d’inconfort dans laquelle s’est trouvé le ministère de tutelle. L’AMT, et suite à la réaction précitée de l’Onat, a appelé à «coordonner les efforts et à tenir des réunions avec toutes les parties et composantes du système judiciaire concernées afin d’examiner les problèmes posés et de prendre les mesures appropriées, appelant les présidents des tribunaux et les juges à veiller à l’application de ses recommandations», mais il semble que le corps des avocats a déjà choisi son camp.
Les mesures du ministère de la Justice interviennent en application du plan du déconfinement ciblé annoncé qui prévoit le retour de 50% des agents publics à leurs postes dans une première étape, 75% d’entre eux dans une deuxième étape et 100% des agents pour la dernière phase. Rappelons que la Tunisie est en confinement total depuis le 22 mars. Le déconfinement ciblé a déjà été entamé à partir d’hier, 4 mai, et se fera sur trois étapes. Le dernier bilan du ministère de la Santé, annoncé au soir du samedi 2 mai, fait état de 1 013 cas confirmés, 42 décès et 328 rétablissements.