Par ALI DJAIT*


D’un Parlement composé de députés «béni-oui-oui» à la faveur d’un parti unique tyrannique et oppressif et en présence d’une pseudo-opposition « de façade » avant la révolution à un Parlement composite, hétérogène et pluraliste que la Tunisie n’a jamais connu avec en prime le foisonnement d’une multitude de partis politiques représentés au sein de l’Assemblée des représentants du peuple, sans compter les indépendants après la révolution de la liberté et de la dignité de 2011…le résultat inéluctable et prévisible de ce revirement brusque nous conduit à une transition démocratique certes salutaire, mais difficile, voire pénible et laborieuse malgré les avancées en termes de démocratie, de liberté d’expression et d’Etat de droit : la Tunisie est certes une démocratie naissante balbutiante, mais elle est malgré tout sur la bonne voie…

Le passage d’une dictature endurcie et invétérée comme vécue par la Tunisie à l’époque de Ben Ali à une démocratie authentique et confirmée a un prix cher, prend du temps et provoque inévitablement des dégâts qu’il est indispensable de limiter les atteintes et de juguler les conséquences de manière à éviter un tant soit peu l’anarchie et le chaos. Et c’est malheureusement ce qui semble se produire actuellement au sein de l’Assemblée des représentants du peuple, qui, disposant et profitant à souhait d’une marge de liberté d’expression démesurée par rapport à l’exécutif, appelé, à l’inverse, à se conformer au devoir de réserve, les parlementaires, à la faveur d’un régime parlementaire institué dans la Constitution de 2014, disent tout haut ce que tout le monde pense tout bas…

Cet « excès » de liberté d’expression au sein du Parlement, aussi logique que compréhensible faut-il l’avouer après des décennies de « braise », de despotisme et de tyrannie, accentué à une Assemblée hétéroclite et disparate et en présence de députés de différents horizons que tout oppose et qui sont contraints malgré leurs divergences de travailler et de collaborer ensemble, tout cela ne peut générer que des tensions palpables au sein de l’Assemblée du fait des appartenances politiques opposées et des divergences idéologiques criantes entre par exemple les islamistes, d’un côté, et les progressistes, de l’autre, ou encore entre les révolutionnaires, d’une part, et les partisans de la contre-révolution, d’autre part…

Cette cohabitation inhabituelle, inédite et inexercée, à vrai dire, avant la révolution a provoqué des comportements haïssables, ignobles et scandaleux de la part de députés peu scrupuleux, nullement exigeants sur le plan moral et peu soucieux des règles et prescriptions qu’ils sont appelés à respecter et qui figurent dans le règlement intérieur de l’Assemblée…  

La société civile et l’opinion publique qui constatent de visu l’anarchie, l’indiscipline et la désorganisation qui règnent actuellement au sein de l’Assemblée ont de quoi abhorrer et s’acharner sur le pouvoir législatif qui devient au fil des jours la risée de tout le monde…

Des députés qui se disputent à longueur de journée, qui s’accusent mutuellement à tort et à raison. La haine, l’antipathie et la détestation que se vouent nombre de blocs parlementaires, sans généraliser bien sûr, sont perceptibles et plus qu’évidentes…

Il faut avouer aussi qu’une haine virulente et envenimée est constatée foncièrement à l’égard des islamistes et ce depuis leur prise du pouvoir en 2011… 

Tous les coups bas sont hélas permis : blasphèmes, propos diffamatoires, médisances, dénigrements, incriminations… Le manque de respect flagrant entre députés et à l’égard parfois des membres du gouvernement à l’occasion des séances plénières consacrées à l’audition du chef et des membres du gouvernement. 

Les disputes et accrochages entre députés généralement pour des futilités, on dirait dans un ring de boxe, sont devenus le pain quotidien des téléspectateurs Tunisiens abasourdis et estomaqués par ce spectacle désolant…

Le fonctionnaire parlementaire n’a pas été non plus épargné et nous avons observé quelques incidents et des accrochages entre députés et fonctionnaires du Parlement. Nous avons même eu droit à des menaces d’agression physique proférées par un député à un autre ainsi qu’à des propos racistes hideux et mesquins sur les réseaux sociaux !!!

Tous ces dépassements sont cités comme exemples pour tirer la sonnette d’alarme sur la nécessité d’apaiser les tensions au sein de l’Assemblée, de mettre un terme à ces écarts de conduite qui sont susceptibles, et c’est déjà prouvé, de salir l’image de marque du pouvoir législatif et de le discréditer auprès de l’opinion publique …

Il est conséquemment urgent d’élaborer au plus vite un code d’éthique et de déontologie parlementaire qui contrôle les manquements, prévient les dépassements et dont l’objectif principal est de régir les relations entre les parlementaires, bâtir des liens amicaux entre eux malgré leurs divergences politiques et idéologiques et établir une coopération qui s’appuie sur le respect mutuel, condition sine qua non à une activité parlementaire saine, responsable, détendue, démocratique et sereine…sans oublier bien évidemment de codifier les relations entre parlementaires et fonctionnaires de l’administration parlementaire…

De ce fait, la répartition de ce code qui ne peut pas prendre une forme coercitive et contraignante, mais plutôt éthique et vertueuse devrait mettre l’accent sur trois volets essentiels : régir la relation interdéputés, régir la relation député-fonctionnaire parlementaire et enfin régir la relation entre les fonctionnaires parlementaires.    

Le but suprême étant de moraliser la vie politique et de dépolitiser l’administration parlementaire tenue impérativement à préserver sa neutralité et son impartialité vis-à-vis de tous les députés, le code devrait retenir avec précision, clarté et rigueur les points suivants :

*Exiger un comportement irréprochable des députés appelés à donner l’exemple en tant que «dignes représentants du peuple » à même de retrouver la confiance de celui-ci, une confiance perdue actuellement… 

*Condamner et désapprouver avec force le tourisme parlementaire appelé aussi nomadisme politique, signe d’un opportunisme politique ignoble et honteux. 

*Lutter avec force contre l’absentéisme parlementaire irresponsable qui prend des proportions alarmantes et qui n’a pas été jusque-là sanctionné au sein de l’Assemblée.

A cet égard, afin de dissuader les députés de ne plus s’absenter, il est utile de procéder systématiquement à un prélèvement sur salaire au bout, par exemple, de trois absences non justifiées aux séances plénières.  

*Sanctionner (par un prélèvement sur salaire également) les députés qui ne présentent pas de « rapport de mission » au bureau de l’ARP suite à leur participation aux sessions et manifestations parlementaires à l’étranger dans un délai de 8 jours comme le stipule le règlement intérieur de l’Assemblée.

A noter qu’actuellement, très rares sont les députés qui s’emploient à préparer des rapports de mission détaillés dignes de ce nom, ce qui est irresponsable, inacceptable et répréhensible…

*Privilégier l’intérêt de la patrie et du peuple et faire abstraction des intérêts personnels et partisans étroits.

*Condamner avec force les discours haineux et diffamatoires, les accusations mensongères et les propos racistes déplacés.  

*Considérer le takfirisme, accusation d’apostasie très grave,  comme un crime passible d’emprisonnement requérant par ailleurs la levée de l’immunité parlementaire

*Éviter toutes les formes de discrimination et de harcèlement à l’égard des femmes parlementaires.

*Tenir toujours compte du prestige de l’Etat bafoué, à vrai dire, après la révolution.

*Faire en sorte de travailler et de collaborer en symbiose dans le cadre du respect mutuel exigible aussi bien en travaux de commission qu’en séance plénière.

*Respecter l’avis contraire et les divergences et privilégier le dialogue constructif et respectueux dans la résolution des conflits.

*Éviter les discours qui reposent sur le corporatisme, le régionalisme, l’intolérance  et l’extrémisme religieux susceptibles de provoquer les sentiments de haine entre régions et corps de métiers et d’attiser les tensions à caractère religieux.

*Mettre en place un cadre juridique adéquat régissant les conflits d’intérêts et lutter contre le lobbying défendant des intérêts corporatistes étroits au sein du Parlement …

*Le devoir pour les députés de travailler et de collaborer avec l’administration parlementaire dans le cadre du respect mutuel requis.

*Le devoir pour le fonctionnaire parlementaire aussi de préserver impérativement la neutralité de l’administration parlementaire et de coopérer avec tous les députés sur un pied d’égalité sans discrimination aucune et abstraction faite de leur appartenance partisane ou idéologique.

Nous recommandons à cet égard de recruter un « ombudsman », sorte de médiateur ou « coach » au sein de l’ARP qui sert d’intermédiaire entre l’administration parlementaire et les députés en cas de conflit et qui est chargé de représenter aussi bien les députés que les fonctionnaires. Sa tâche consiste à examiner les plaintes des fonctionnaires du Parlement contre leur administration ou contre les parlementaires… Son champ de compétences peut aussi porter sur la résolution des conflits pouvant surgir entre députés, entre fonctionnaires du Parlement ou encore entre députés et fonctionnaires parlementaires. La prérogative essentielle de l’ombudsman étant de rapprocher les points de vue, d’apaiser les tensions et de réconcilier les parties en conflit. Il a aussi pour mission d’enquêter sur des cas de mauvaise gestion administrative…L’Union européenne dispose d’un ombudsman appelé aussi médiateur européen depuis 1995, ce qui dénote le bien-fondé et la pertinence de cette fonction au sein des parlements.  

Pour conclure, espérons que le code de déontologie parlementaire, quel que soit son contenu, ne restera pas encre sur papier, difficile voire impossible à mettre en œuvre…un code qu’il faut forcément rattacher au règlement intérieur de l’Assemblée non pas pour lui donner un caractère répréhensible et blâmable mais plutôt contraignant et imposé sur le plan moral.      

 

*Conseiller parlementaire                                                               

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