Eric Gobe, politologue et sociologue, est également directeur de recherche au Cnrs. Il vient de diriger l’ouvrage collectif : « Justice et réconciliation dans le Maghreb post-révoltes arabes » (Irmc-Khartala, 2019, 419 pages). L’ouvrage apporte un regard critique sur la justice transitionnelle, ses postulats, ses dispositifs et ses promoteurs dans la réalité maghrébine d’aujourd’hui. Entretien
Vous notez dans l’introduction de «Justice et réconciliation dans le Maghreb post-révoltes arabes» que les articles de l’ouvrage confirment l’hypothèse de Frédéric Vairel selon laquelle « des politiques de réconciliation » fondées sur les mécanismes de la justice transitionnelle entretiennent « des rapports étroits avec les recompositions politiques dans lesquelles elles s’insèrent ou qu’elles initient ». Pouvez-vous nous expliquer ce point de vue ?
L’étude comparée des processus de justice transitionnelle et des « politiques de réconciliation » le montre amplement. Dans le cas spécifique du Maghreb, la confrontation des cas marocain et tunisien l’illustre parfaitement.
Au Maroc, la justice transitionnelle s’inscrit dans une continuité dynastique, dans une trajectoire politique où l’Instance équité et réconciliation, la Commission vérité marocaine, a été, selon la formule de Frédéric Vairel, « une commission “comme si”, comme si elle indiquait une transition vers la démocratie, comme si elle allait produire de son propre chef une vérité endossable par les victimes ».
Si, au Maroc, on a affaire à une justice transitionnelle inscrite dans le cadre d’une succession monarchique, en Algérie, il n’y a eu ni justice, ni transition, mais la remise sur les rails d’un régime militaire autoritaire un temps menacé par un parti islamiste, le Front islamique du Salut, puis par divers groupes armés se réclamant de l’islam politique.
Quant à la Tunisie, dans sa trajectoire historique récente, elle illustre parfaitement les liens entre les mécanismes de justice transitionnelle et les recompositions politiques. Le récit sur la réconciliation promu par les porteurs, internationaux et nationaux, de la justice transitionnelle est né dans un contexte politique favorable à son déploiement. L’arrivée au pouvoir de la Troïka en 2011 avec pour épine dorsale le mouvement Ennahdha, c’est-à-dire le parti islamiste ayant subi de plein fouet la répression des régimes de Bourguiba et de Ben Ali, a été favorable à la mise en place d’un dispositif de justice transitionnelle. En revanche, l’Instance vérité et dignité (IVD) a commencé à fonctionner dans un environnement politique hostile à la justice transitionnelle. Les débats autour de l’IVD, par-delà la figure controversée de sa présidente et des conflits entre ses membres, ne sont compréhensibles qu’en fonction des résultats électoraux de 2014 qui ont consacré le retour d’une partie des élites de l’ancien régime au pouvoir et ont pérennisé une politique de compromis entre Ennahdha, le mouvement islamiste, qui est entré au gouvernement, et Nida Tounes, composé en grande partie de cadres de l’ancien parti de l’ex-Président Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel démocratique. L’action de l’IVD, qui incarnait largement le récit du gouvernement de la Troïka, s’est inscrite entre 2014 et 2019, dans un contexte politique où le récit « contre-révolutionnaire » tenue par les élites de l’ancien régime s’est imposé de plus de plus dans l’espace public.
Plusieurs articles dans « Justice et réconciliation… » évoquent l’idée d’une aide internationale relative à la justice transitionnelle qui procure crédibilité et visibilité à des associations locales mobilisées dans ce processus et porteuses d’agendas politiques spécifiques. Les victimes n’ont-elles tiré aucun profit de cette mobilisation associative ?
Il n’y a pas d’antinomie entre les deux. Les acteurs associatifs locaux peuvent à la fois servir leur propre agenda et faire en sorte que les victimes tirent profit de leur mobilisation.Elles peuvent jouer un rôle central dans les processus de justice transitionnelle en mobilisant des segments plus larges de la société, en documentant les violations des droits de l’Homme, en faisant pression sur les gouvernements, en proposant une expertise juridique ou technique, en aidant directement les victimes, etc. Dans le même temps, les associations impliquées dans la justice transitionnelle ne sont pas toujours représentatives des victimes ou des populations locales. Elles peuvent promouvoir certaines victimes plus que d’autres ou s’identifier à certaines catégories spécifiques de victimes, etc.
Eric Gobe, vous avez beaucoup travaillé, dans de précédents articles et ouvrages, sur le thème de la justice dans un Maghreb post-printemps arabes. Pensez-vous que la justice transitionnelle en formant les juges de chambres spécialisées à ses fondamentaux pourra contribuer à faire émerger des magistrats réellement garants des droits et libertés des citoyens et donc à mettre en place des procès équitables ?
Si l’on en croit l’article d’Emna Sammari dans l’ouvrage, on est loin du compte. Elle affirme, entre autres, qu’au départ le processus de sélection des magistrats s’est avéré inadapté puisque certains d’entre eux, nommés pour ces chambres, n’avaient jamais fait de droit pénal pendant leur carrière professionnelle. Elle donne plusieurs exemples de la volonté politique d’interrompre le bon déroulement des audiences organisées par les chambres spécialisées, notamment la décision du Conseil supérieur de la magistrature relative aux mouvements judiciaires de l’année 2018-2019, puisque 45 % des magistrats des chambres criminelles spécialisées ont été mutés.
La récupération politique de la justice transitionnelle est une critique souvent adressée à l’expérience tunisienne. Est-ce un phénomène qui intéresse aussi les deux autres pays du Maghreb ?
Parler de récupération revient à porter un jugement de valeur. La justice transitionnelle est un processus éminemment politique. En Algérie, pays qui n’est pas passé par un processus de justice transitionnelle, les gouvernants ont tenté de nier le caractère politique de la violence. Aucun des textes officiels promouvant la « réconciliation » entre les Algériens ne fait mention des origines politiques de la guerre civile. Autrement dit, comme le note le juriste Mouloud Boumghar dans ses travaux, les vainqueurs de la guerre civile n’ont eu de cesse de tenter de dépolitiser les enjeux de la gestion du passé violent. Cette tentative de dépolitisation des questions de l’impunité et la reddition des comptes montre a contrario la dimension politique du traitement du passé violent. Au Maroc, les politistes Marouane Laouina et Frédéric Vairel ont montré que la création de l’Instance équité et réconciliation (IER) en 2005 était le résultat d’une confrontation et d’une transaction entre les gouvernants et des militants, anciens prisonniers politiques, acquis aux préceptes de la justice transitionnelle. Ce sont les militants du Forum marocain pour la vérité et la justice, des anciens militants professionnels d’extrême gauche ou islamiste qui ont négocié avec les gouvernants marocains la mise en place et les attributions de l’IER. Autrement dit, par définition, dans la mesure où l’on garde cette notion contestable, la justice ne peut échapper à la problématique de la « récupération politique ».
L’expérience marocaine a été souvent citée en exemple par les décideurs tunisiens, notamment ceux issus des élections de 2014, à savoir les hommes de feu BCE. Pourquoi à votre avis ?
Parce que les concepteurs de la commission vérité marocaine ont fait le choix de ne désigner aucun des tortionnaires et que la monarchie marocaine a largement su contrôler le processus de justice transitionnelle. Celle-ci a organisé une sorte de « procès du Roi sous le portrait du Roi », selon la formule de Yadh Ben Achour. Elle a permis au nouveau souverain, Mohamed VI, de s’inscrire à la fois dans une rupture en faisant sien le récit, largement fictif, d’un Maroc résolument engagé dans la « transition démocratique » et dans la continuité dynastique d’un régime monarchique suffisamment ancré dans l’histoire, capable d’instruire son procès non pas « pour condamner un héritage ». Mais comme l’exprime le politiste marocain Abderrahim El Maslouhi, « pour le réinventer sur le mode du pardon et de la réparation ».
Dans l’ouvrage, un article de Mohamed Limam est consacré au projet de loi de feu le président de la République Béji Caïd Essebsi relatif à la réconciliation économique et financière et se rattachant à un modèle minimaliste de la JT. En quoi ce projet a-t-il marqué le processus tunisien ?
Ce projet est révélateur de la volonté des élites économiques et politiques liées à l’ancien régime de ne pas être mis en cause dans le système de corruption mis en place par le régime de Ben Ali. Mais in fine, le projet de loi adopté par le Parlement en septembre 2017 a limité la catégorie des bénéficiaires de l’amnistie aux fonctionnaires. Autrement dit, le texte adopté est tout de même édulcoré par rapport au texte initial. Cet épisode-là montre encore combien la dynamique des processus de justice transitionnelle entretient des rapports étroits avec les recompositions politiques internes, mais aussi, comme le montre Mohamed Limam, avec des enjeux de politique internationale.
Même si l’IVD a fermé ses portes, les procès des chambres spécialisées se poursuivent et le gouvernement promet de publier le rapport final de l’IVD au Journal officiel et de mettre en place un programme pour concrétiser les recommandations du rapport final. Les mois et les années à venir, après la fin, bien sûr, de la crise sanitaire liée au Covid-19, seront-ils meilleurs pour la JT en Tunisie que ceux ayant marqué la gouvernance du président BCE, de son parti et alliés?
Tout dépendra, me semble-t-il, des interactions à venir entre les acteurs de la scène politique tunisienne et de l’arène de la justice transitionnelle. Je fais référence dans mon introduction aux travaux de Jelena Sobotic qui a travaillé sur la justice transitionnelle dans les Balkans. Elle montre bien que l’importation des normes de la justice transitionnelle prend place dans les luttes entre les diverses fractions des élites qui en font une ressource et/ou l’instrumentalisent en fonction de leurs objectifs politiques. Il se constitue ainsi des coalitions politiques intérieures dont l’interaction permet de comprendre la diversité des trajectoires de la justice transitionnelle dans les différents pays. Il faudra voir comment, à l’avenir, les catégories d’acteurs qu’elle distingue : « Les résistants à la norme », les « entrepreneurs instrumentaux de normes » et les « croyants adhérents aux normes », interagissent, dans le cas tunisien, pour donner à la justice transitionnelle sa dynamique politique et institutionnelle.