Tribune: Entre Ishaq Ibn Omrane et Radhi El Jazi

Par Pr Ahmed Dhieb (*)

Onze siècles séparent ces deux grands hommes qui ont tant fait pour la Tunisie et pour l’humanité entière. Mais tant de choses aussi les unissent dans un savoir faire unique, dans la sincérité et dans cet amour pour l’humanité que n’exprime si bien que l’œuvre qu’ils ont tous deux laissée.

Par lequel vais-je commencer tant la mort de l’un fut un désastre pour la science et surtout pour la manière dont il fut immolé par l’Emir Aghlabide fou et le départ de l’autre qui fut si cruel pour moi et pour nous tous ? Nous qui avions connu Si Radhi si calme, si mesuré, si précis se jetant sur la balance du destin, se sachant mortel mais œuvrant comme pour repousser une telle issue. Et s’il n’y avait cette chute, cette fracture du temps, en pleine ascension du col… S’il n’y avait pas cela, il aurait été à son bureau avec un ou plusieurs collègues, face à ses mortiers de pharmacien, qu’il nous offrit à l’ouverture du musée national de la médecine en ce 8 novembre 1997, à ses médailles, à certaines photos et lettres qui ont jalonné une vie active, emplie de tolérance. Car il aimait cela :la tolérance. Ses amis étaient tout autant des Français, des Italiens, des Saoudiens, des Algériens, des Libyens,  des gens humbles et d’autres moins. Il savait parler à chacun sa langue, parler si simplement, dire ses mots précis, réciter des vers de poésie arabe. Car qui mieux que lui pouvait te réciter le très joli poème d’al Akhtal Assaghir, Gafnouhouallama al Ghazal ?

En fait, ces grands hommes ne naissent pas forcément dans la grandeur. Ils grandissent à nos yeux sans besoin d’étalage de leur savoir ou de leurs conquêtes. Pour moi, une telle connaissance de la langue arabe, un tel amour pour cette langue ne m’ont point étonné. Pour une raison fort simple ; j’avais rencontré Si Radhi dans les années quatre-vingt autour d’un déjeuner offert par feu Son Excellence Chadli Ben Jedid, Président de la République algérienne. Ce dernier, féru comme nous deux de la langue arabe, nous avait invités à un congrès d’arabisation des sciences. Le Professeur Said Chibane était là aussi. Et tant de sommités de ce monde arabisant de tous les pays arabes. Le Président avait une estime un peu particulière pour nous deux Tunisiens. Je lui avais offert mon premier livre trilingue édité à Paris. Et sincèrement j’ai oublié lequel de nous trois, Si Radhi ou le Président Algérien  ou moi-même, était le plus heureux ce jour-là. Le bonheur est cette chose contagieuse qui se vit dans le regard de l’autre quand il touche de ses mains un quelconque objectif atteint comme un tremplin pour un nouveau départ.

Il faut dire que nous ne nous sommes plus quittés. Si ce n’étaient ces derniers mois où la vie a basculé pour ne plus voir en Si Radhi ce bien grand Homme, que l’ombre de son ombre. Et Covid aidant, tant pour les uns que pour les autres, chacun de nous s’étant mis à panser ses blessures. Mais certaines blessures sont hélas mortelles.

Et lorsque feu Slaiem Ammar me demanda mon avis sur Si Radhi, lors de la constitution de la Société tunisienne d’histoire de la médecine, je n’avais pas hésité une seconde pour approuver sa présence parmi nous…

_ Oui, me dit-il, mais il exige qu’on rajoute à l’appellation “et de la pharmacie”. Qu’à cela ne tienne, Si Slaiem, lui répondis-je. Son apport sera de taille. Je connais ce Monsieur.

Nous avions résigné les formalités du statut et de la Constitution… Et nous ne l’avons point regretté. Cet homme féru de science pharmaceutique, de manuscrits, de linguistique savait s’entourer de son ami pharmacien Farouk El Asli, d’historiens tels que Jomaâ Cheikha et Mohamed Souissi, d’hommes de langue… et bien d’autres que son œuvre parle pour lui.. Elle restera un trésor pour notre société mais aussi pour toute l’humanité, lui membre de l’académie et notre président d’honneur.

Il savait attirer mon attention sur un terme qui ne semblait pas lui convenir dans mon dictionnaire français-arabe dont il faisait grande publicité. Mais la gentillesse chez cet homme était tellement naturelle que je ne voyais que cela au travers de ses yeux clairs et de son regard toujours avec égards pour sa femme sfaxienne, comme il s’évertuait à me le répéter, ses enfants dont le pharmacien Khaled, et nous autres ses collègues dans la Société tunisienne d’histoire de la médecine et de la pharmacie.

Et parlant de pharmacie, je voudrais rappeler qu’il fut le premier Tunisien à installer une officine en Tunisie. En cela, Ishaq Ibn Omrane était également, d’après tous les historiens dont Ibn Abi Ousseibiaa, le premier médecin à ouvrir une pharmacie face à son cabinet médical. Il fut ainsi l’auteur de la première ordonnance au monde. Quelle coïncidence !

Mais comme pour rendre hommage à ce premier médecin de l’ère aghlabide, Si Radhi répondit présent à la demande de notre collègue Adel Omrane pour nous sortir des méandres de l’histoire, en 2009, le chef-d’œuvre de ce médecin : « La Mélancolie ».  La connaissance inégalée de Si Radhi de la pharmacopée, des termes anciens et nouveaux a été le pilier de ce bel édifice qui a démarré en 2006 pour finir par voir le jour en décembre 2009. Avec cet homme, il faut avoir un souffle inapaisé de connaissances pour pouvoir respirer  tous les parfums de terre dont il fut connaisseur avec Ibn al Jazzar, et parcourir le monde avec le Viaticum de ce dernier, mais aussi dénombrer tant de sociétés scientifiques qui ont eu l’honneur de l’avoir comme membre tant en Tunisie qu’en France et dans le monde arabe. Le voici à Monastir avec ses étudiants assoiffés d’histoire mais aussi de pharmacopée. Discoridès n’avait point de secret pour lui. L’Innorpi, Al Moojamiaa, la Société de pharmacie, l’Académie, le Rotary… Il faudrait tout un livre pour résumer une activité aussi riche. Source intarissable de connaissances et d’hommes, tu seras et resteras  à ses côtés, toujours assoiffé.

Ce grand homme est parti en silence. Sans bruit. C’est sa nature. Il a un avis, il le dit. Mais c’est toujours en souhaitant presque qu’il n’offusque personne. Ni ne dérange autrui. A une exception près ; l’avenir nous dira s’il avait raison.

A.D.

(*) Fondateur, ancien président et SG de la STHMP

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