Entretien avec Mohamed Frini, CEO et co-fondateur de «Hakka Distribution» : «On vit un chamboulement qui impose des défis complexes et multiples»

En 2013, une société de distribution de films indépendants et étrangers en salles en Tunisie «Hakka Distribution» a été fondée par un groupe de jeunes, chamboulant totalement la scène cinématographique nationale, la distribution de films, le fonctionnement de quelques salles de cinéma et le marché toujours en ébullition des films. «Hakka Distribution» veille à rester en phase avec son époque en essayant d’être attractive et innovante, une époque éclair où tenir la cadence devient difficile. Mohamed Frini, CEO et co-fondateur, dresse un état des lieux, évoque défis et solutions et souligne l’importance d’adopter une stratégie de travail pertinente et efficace à long terme. Entretien.

En tant que CEO et co-fondateur de «Hakka Distribution» pouvez-vous nous établir un état des lieux actuels de votre travail dans le secteur cinématographique ?
Globalement, on est dans une côte ascendante incroyable. D’ailleurs, nous-mêmes, on a eu beaucoup de mal à suivre notre propre évolution… que je considère comme une menace de taille : le volume d’activité était beaucoup plus élevé que la capacité opérationnelle de notre équipe, sans oublier la capacité de gestion : le côté administratif, la comptabilité… Notre bureau pouvait gérer à peine 20% de ce qu’on avait comme flux. On a beau recruter, renforcer, l’activité restait intense. Auparavant, avec chaque rentrée, on s’offrait un chantier stratégique de réflexions collectives et des décisions émergeaient à long ou à moyen terme. La décision prise l’été dernier, pendant la rentrée 2019/ 2020, était d’arrêter les activités des projets et de s’en tenir à un seul et unique objectif qui est le renforcement structurel. On était dans cette logique-là, on s’est pris un nouveau bureau, on a recruté davantage, on a refait l’agencement des départements et on a entamé cette phase décisive qui ne manque pas de monitoring et d’analyses. La rupture qui a eu lieu nous a permis de mieux travailler sur l’aspect structurel. Une rupture qui a eu ses mauvais revers et qui nous a impactés négativement certes, mais le fait est que l’évolution très rapide s’est arrêtée nous permettant de procéder à un rattrapage. J’en profite pour citer nos partenaires, cette phase de renforcement structurel a bénéficié du soutien de Arab Funds for Arts and Culture, le fonds TFANEN et le Network of Arab Alternative Screens.

«Hakka Distribution» a, à son actif, au moins deux salles de cinéma de renom à Tunis et une autre à Menzel Bourguiba. Leur fonctionnement a-t-il été impacté récemment ?
Notre modèle de fonctionnement a été construit en deux phases : la 1ère concerne celle de Cinémadart qui était une salle totalement conçue comme originale et «hors-système» :  A l’époque, elle était la seule qui travaillait avec un intérêt pour le cinéma : elle a été fondée par Kais Zaied et Amel Saadallah qui étaient très jeunes à l’époque et ne manquaient pas de folie. CinéMadart a inspiré l’ouverture de nouvelles salles avec de nouvelles propositions tel que l’AGORA. Cela a également lancé la dynamique de concurrence. et ça a inspiré beaucoup, comme l’Agora, ainsi que Zéphyr qui a fait un bon redémarrage aussi. Ça a créé une concurrence, une dynamique nouvelle entre 2012 et 2015. En 2015, Amilcar a ouvert ses portes signant le début d’une 2e phase : sa logique était industrielle : C’était une salle qui devait engendrer des bénéfices grâce aux films, dans une logique de business. Les sociétés privées offrent des possibilités d’impact sur le secteur, plus efficaces que les associations. Amilcar était une salle qui demandait des exigences énormes en rentabilité et ses charges étaient lourdes, ce qui nous a directement plongés dans une logique de business : c’est-à-dire garder une cadence soutenue en sortie de films pendant l’année avec une programmation régulière et une communication permanente et attrayante sur les séances, le programme de la semaine également, communiquer via les réseaux sociaux, newsletters, etc. A l’époque, la majortié des salles ne disposaient pas encore de ces outils de travail mais elle ont rapidement suivi. Et le public était au rendez-vous. Durant les mois qui ont suivi l’ouverture, nous avions enchaîné les complets. Toutes les autres salles ont mis en place un nouveau système de fonctionnement plus régulier et fiable. Une autre phase où on n’est pas du tout contributeurs, c’est l’ouverture des multiplexes Pathé Tunis. Les dix dernières années, on a clairement rattrapé le train de l’histoire !

C’est-à-dire ?
On n’avait que les salles de cinéma des années 80/90 totalement délabrées, voire abandonnées et en faillite, en Tunisie comme ailleurs. Après, il y a eu les salles qui travaillent avec plus de régularité et en usant des outils modernes avec un service rattrapant ainsi la période années 90/2000, ensuite, il y a eu les multiplexes, qui nous ont fait entrer dans le XXI siècle. Seulement, maintenant qu’on est en phase avec le marché mondial, on a commencé à s’interroger sur l’avenir : les multiplexes ne sont pas en phase avec le temps, bientôt, ils seront dépassés.

Qu’est-ce qui mettra fin à l’existence des multiplexes, d’après vous ?

Ils seront probablement dépassés parce que de nos jours, le buisness d’une manière générale ne se fait plus avec des infrastructures extrêment lourdes et rigides. 8 salles pour Pathé par exemple, une construction extrêment couteuses. Bien que les gérants aient une formidable capacité à rénover, changer les sièges, les appareils, certaines de leurs salles en France le font tous les 5 ans. Mais ça risque d’être insuffisant car on est à une époque de changements éclair. En 2015, on était à la pointe à Amilcar, en 2020, on est déjà has-been. (Rires). L’évolution est excessivement rapide. On est actuellement dans une phase d’accélération de l’histoire : ce qu’on construit maintenant, dans deux mois, il peut ne plus être aussi fiable. A partir de là, investir dans une infrastructure coûteuse et rigide n’a plus de sens. Le business d’aujourd’hui c’est des structures souples et une prestation dynamique qui se renouvelle continuellement. Nous étudions actuellement ce type de modèle et les possibilités d’implémentation dans notre secteµr.

Quels sont actuellement les défis à relever ?

On vit un chamboulement qui impose des défis complexes et multiples. Mais, pour moi, l’axe principal est de passer du business lourd vers le business flexible en temps réel et qui se renouvelle. C’est une logique à appliquer d’urgence.

La manière de consommer du public est également en train de changer. Qu’en est-il ?

Elle change et elle va encore changer. Ça ne sert à rien de bâtir sur l’état actuel quand dans peu de temps, tout va changer. Il faut trouver le moyen de s’ancrer dans l’époque.

Comment va se dérouler, selon vous, la sauvegarde des salles existantes ?

C’est un enjeu majeur actuellement : la 1ère phase a eu lieu avec Cinémadart, la 2e  avec Amilcar et la 3e avec Métropole – Menzel Bourguiba. Pour cette dernière, il fallait se demander comment faire marcher des salles dans les régions avec un financement mixte. Jusque-là, on a toujours travaillé avec la billetterie. Il fallait décrocher des bailleurs de fonds pour les activités culturelles et la billetterie. Les faire travailler simultanément. Nos outils à Menzel Bourguiba ont été développés pour un financement mixte. Un projet sur 3 ans : l’aboutissement est de révéler la salle, son devenir, son apport dans sa région et cela incitera les gens à ouvrir d’autres  salles dans les régions tout en ayant conscience des opportunités et des menaces qui persistent. Dernièrement, on a vu à plusieurs reprises des initiatives qui émergent et qui disparaissent. Ce n’est pas forcément un business florissant quand on ouvre une salle de cinéma même si on a tendance à mettre ces aspects dorés dans la communication. Mais au final, on incite les gens désireux d’ouvrir des salles, mais la plupart ne sont pas conscients du chemin de financement ni de la logique. Actuellement, on prépare un modèle que les autres pourront reproduire et ainsi les motiver. Ils sauront qu’on le fait avec un certain savoir-faire qu’on rend à la portée de tout le monde.

Est-ce que seul le financement empêcherait donc la décentralisation dans les régions ?

Non, c’est le manque de savoir-faire. C’est possible de décentraliser mais ça demande un savoir-faire. Nous ce qu’on fait c’est de créer un «business model» ou plan. En ce moment, les salles en région sont en difficulté, comme toutes les salles d’ailleurs. Il devient urgent de trouver un modèle de business qui pourrait être utile au secteur. Une étude se fera prochainement sur les salles en région, leur fonctionnement, leur plan, ce qui les menace, leurs opportunités, leurs valeurs ajoutées dan le milieu. En tant qu’observateur, à Menzel Bourguiba, par exemple, on ne trouve que des cafés, deux salles de jeux… c’est tout. Rien à faire pour se divertir, encore pour les jeunes et les familles. C’est terrible mais en ouvrant une salle de cinéma sur place, c’est une opportunité à saisir. Elle peut devenir un pôle polyvalent qui réunirait tout le monde, accessible à tous avec une valeur ajoutée et le besoin est là, d’où l’urgence de s’en tenir à un modèle de fonctionnement.

La pérennité des salles existantes est-elle garantie ?

Pas du tout. Il y’a les propriétaires fonciers qui cherchent à préserver leur patrimoine. Cela concerne la majorité des salles. Même les nouveaux business qui ont émergé sont toujours menacés. L’Agora qui a été performante est entrain d’être rattrapée par le multiplexe Pathé et devra rapidement songer à se renouveler. Les multiplexes qui étaient considérés comme invincibles commencent à connaître une profonde remise en question en France. Donc, en résumé, il n’y a pas de bases solides pour l’avenir des salles. La seule base, c’est le public.

Ce public justement comment le définiriez-vous ?

On a un public incroyable pour le cinéma. On n’utilise même pas 20% de ce public ! En Tunisie, 20% du public désireux de se rendre aux salles de cinéma peut y accéder. Même moins. Il y a un potentiel énorme. Quand on voit que «Dachra» d’Abdelhamid Bouchnek, réalisé avec très peu de moyens, a généré des entrées pharamineuses, bien plus que son coût. En Tunisie, si on arrive à créer notre propre modèle de production, de diffusion, de distribution, d’exploitation de salles, le public sera toujours là et il a les moyens. Il y a un marché très important à exploiter. Et ce sont les films tunisiens qui cartonnent le plus. Un film étranger ne génère en salles même pas les 25% des entrées de «Dachra». Si on a 2 ou 3 grosses sorties par an, ou même 10, le public répondra présent. Et on peut à partir de là commencer à parler d’un marché qui peut se développer à l’échelle nationale.

Les plateformes en ligne comme Netflix, Hulu, Disney, etc. représentent-elles une menace pour les salles de cinéma ?

Normalement cela ne devrait pas être une menace sauf dans le cas où une plateforme prendrait l’exclusivité des films par exemple. Les salles n’auront plus de films nouveaux à projeter et c’est là où ça peut devenir problématique. Mais il n’y a pas de crainte à avoir en se basant juste sur le mode de consommation. D’importantes secousses ont touché les salles auparavant notamment avec l’arrivée de la home video, sous forme de VHS, puis DVD etc. Le cinéma s’en est bien tiré car au final, le cinéma répond au besoin de sortir en groupe et offre la particularité de cette immersion collective. Le concurrent de la salle ça serait le salon de thé plutôt que la VOD et autre Home Video. Par contre, si la stratégie de la Home vidéo change et devient agressive jusqu’à vouloir casser les salles, là c’est autre chose. Netflix a des prémices de vouloir monopoliser, régner. Disney aussi : il pourrait voir dans la VOD une opportunité de contrôler l’ensemble du circuit parce qu’aux USA, il y a la loi «Antitrust» : On ne peut pas être producteur, distributeur et exploitant de salles en même temps. Pour Disney, elle est désormais dotée de sa propre plateforme d’où la faille. Il produit et le montre au public. Une stratégie qui nuit au marché du cinéma et de la VOD. C’est une pratique toxique anticoncurrentielle. Disney serait une menace, peut-être bien plus que Netflix. Au delà des dérives, le réel défi que nous posent les plateformes n’est pas dans l’offre qui n’est pas nouvelle mais plutôt dans les outils proposés aux utilisateurs qui sont en phase avec notre époque. Un profonde réforme vers le digital et nouveaux outils s’impose.

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