Reportage Sejnane : Des potières au savoir-faire millénaire

Derrière sa ferme, Sabiha bêche et tire du sol un seau d’argile grise. Comme du temps de la préhistoire, elle en façonnera des pots, plats et poupées grâce à des techniques transmises de mère en fille et des matériaux récoltés dans les vallons environnants.
Les potières de Sejnane en Tunisie, dont le savoir-faire a rejoint, fin 2018, la liste de l’Unesco du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, sont connues pour leurs œuvres de terre cuite aux couleurs irrégulières parfois ornées de motifs rouges et noirs.
«Ce sont des motifs berbères, les mêmes que l’on trouve sur les vêtements ou les tatouages traditionnels», explique Sabiha Ayari, potière quinquagénaire reconnue, qui travaille dans des conditions ardues.
Assise dans un appentis sommaire avec vue sur les champs familiaux, elle passe le plus clair de son temps à modeler des ustensiles mais aussi des tortues et chevaux stylisés.
Elle travaille un mélange d’argile et de briques concassées foulé par sa belle-soeur: les briques—l’une des rares touches de modernité dans le procédé—remplacent les débris de pots cassés qu’on ajoutait autrefois pour solidifier l’argile crue.
Après quelques jours de séchage, les deux femmes enduisent les poteries d’une fine couche d’argile blanche, puis certaines sont ornées de motifs dessinés avec une terre rouge ocre.
La maman de Sabiha vient parfois s’accroupir près d’elles pour polir les plats, à l’aide d’un simple coquillage aussi usé que ses mains, lissant la terre plusieurs fois pour obtenir l’aspect vernissé.

De l’utilitaire au décoratif
Pas d’outil sophistiqué ni de four: une pièce de moteur sert de base de travail, une semelle de chaussure suffit à modeler les pièces, un bâton à dessiner les motifs. La cuisson se fait sur un foyer ouvert nourri de bouses séchées et d’écorces, donnant aux pièces leurs couleurs irrégulières.
Les argiles blanches ou rouges sont prélevées dans des collines de cette région agricole à 2h30 à l’ouest de Tunis.
Pour décorer les pots, les femmes cueillent et pilent des feuilles de lentisque, jusqu’à obtenir un liquide appliqué au bâton après une première cuisson. Les dessins verdâtres deviendront noirs au contact de la chaleur.
«C’est comme ça qu’on fabriquait tous les ustensiles de cuisine quand j’étais petite», explique Sabiha. «On ne se rendait pas compte de la valeur de ces objets».
Elle montre fièrement une grande jarre modelée par sa grand mère. Les autres objets anciens ont été réduits en miettes pour en fabriquer de nouveaux.
Ce type de poterie, qui remonte à 3.500 ans av. J.C., a perduré «sans grand changement technique ni esthétique», explique Naceur Baklouti, chercheur en patrimoine. Depuis un demi-siècle, «les artisanes ont su s’adapter au changement des modes de vie en faisant passer leur production de l’utilitaire au décoratif», ces objets possédant une beauté qui a assuré leur pérennité, dit-il.
Car lorsque les biens de grande consommation ont fait leur apparition dans les campagnes tunisiennes à la fin des années 1970, la fabrication de vaisselle maison a perdu sa raison d’être.
Des potières ont alors installé de petites échoppes le long de la route pour y faire commerce de leurs créations, souvent décoratives. Et certaines ont été invitées dans des ventes artisanales à Tunis, puis en Europe.
Sabiha ne sait ni lire ni écrire autre chose que le nom qu’elle bâtonne sous ses oeuvres, mais c’est son travail qui fait vivre la maisonnée: la finesse de ses poteries est appréciée et elle reçoit des commandes régulières.

Transmission
«Je suis une ambassadrice de la Tunisie», lance-t-elle fièrement, mettant un point d’honneur à arriver en habit traditionnel rouge et foulard fleuri lors des ventes.
Mais parmi les centaines de potières des vallons verdoyants entourant Sejnane, rares sont celles qui vivent de leur travail: c’est avant tout un revenu d’appoint.
Et les vocations manquent parmi la jeune génération. L’apprentissage et la fabrication prennent beaucoup de temps, or «les jeunes veulent aller vite», souligne Sabiha.
Elle regrette que certaines de ses voisines ne prennent pas le temps pour trouver de la terre noble, achètent de l’encre noire au lieu de piler des lentisques, ou du vernis chimique pour éviter l’étape de polissage. «Cela porte préjudice à l’ensemble des potières», avertit-elle.
Pour éviter que les poteries de Sejnane ne soient victimes de leur succès, le défi reste la transmission des techniques ancestrales. Un complexe de plusieurs hectares est en projet à Sejnane, rassemblant un musée et un centre de formation pour protéger le savoir-faire local.
Sabiha, célibataire, n’a ni enfant ni nièce. Elle a formé sa belle-sœur Khadija et plusieurs potières de la région et compte transmettre son art à la future épouse de son neveu—qui doit quitter l’usine pour s’installer à la ferme après son mariage—afin que toutes ses techniques restent dans la famille.
«Ici, elle sera plus libre, elle aura plus de dignité», estime Sabiha.
Mais Khadija s’inquiète: «C’est un travail de passionnée, on ne peut pas te forcer, il faut de la volonté».
AFP

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