L’association Al Badil compte mettre en place un festival solidaire grâce à la contribution d’un collectif d’artistes. Une campagne de crowdfunding (financement participatif) sera mise en place dans ce sens.
Qu’en est-il des arts du spectacle et des arts vivants en ces temps pandémiques ? Qu’en est-il de nos danseurs, performeurs, metteurs en scène, acteurs, musiciens, compositeurs et autres métiers liés à ce secteur? Est-il possible de consommer du théâtre, de la danse et de la musique virtuellement ? Dans quelle mesure le public tunisien est-il prêt à soutenir ce secteur ? A quel point les mesures gouvernementales ont été efficaces jusqu’à présent ? Ces questions ont été soulevées lors d’un webinaire organisé par l’association Al Badil-L’Alternative Culturelle et auxquelles ont essayé de répondre Oumaïma Manaï (danseuse et chorégraphe), Wael Marghni (danseur et chorégraphe), Essia Jaïbi (metteuse en scène, dramaturge et productrice), Fadhel Boubaker (luthiste, compositeur et musicologue), Zied Zouari (violoniste, compositeur et arrangeur) et Aymen Gharbi (architecte et curateur).
Aujourd’hui alors que l’on vient de nous annoncer une prolongation du couvre-feu jusqu’au 30 décembre et que l’on assiste petit à petit à une reprise timide mais plus qu’espérée de certaines de nos manifestations culturelles les plus attendues, la situation de l’artiste demeure instable baignant dans un flou déstabilisant, impacté par la période du confinement, la suspension des activités…L’on cessera de rappeler que c’est une épreuve accablante aussi bien pour les arts en général que pour l’ensemble des métiers qui leur sont liés.
La crise a touché tout le secteur culturel, mais aux dires des organisateurs du webinaire : «Il reste évident que les arts de la scène sont les plus impactés, vu leur corrélation avec la présence du public dans des espaces fermés». Réfléchir ensemble sur la situation était, donc, le but de cette assemblée virtuelle modérée par Selim Ben Safia, danseur, chorégraphe et directeur artistique à l’association Al Badil.
La première partie était consacrée aux bilans et autres conséquences de la crise sur les activités artistiques des invités. Premier à intervenir, le musicien Zied Zouari voit difficilement le bout du tunnel, d’autant plus qu’une troisième vague est envisagée. «On s’en sort comme on peut, mais il reste que les projets que je mène, que ce soit en tant que compositeur arrangeur ou en tant que soliste sont quasiment tous annulés. Pour vous donner un chiffre : un seul projet en 2020 a abouti. Les petites structures émergentes avec lesquelles je collabore et qui investissent dans les jeunes artistes sont toutes presque en faillite», note-t-il.
Le musicien Fadhel Boubaker, installé depuis quelques mois en Allemagne à Meinheim en résidence avec le Théâtre national, a pu, de son côté et heureusement pour lui, profiter de la bonne gestion de la crise menée par les autorités du pays qui l’accueille, il affirme que des mécanismes sont en marche pour maintenir vivante la scène culturelle. «En Allemagne, l’on n’est pas dans la politique de l’annulation grâce au format digital», note-t-il. Il a, aussi, souligné les faits positifs de ce contexte pandémique qui, selon lui, a créé de l’espace pour des projets naissants. La danseuse et chorégraphe Oumaima Manai, habituée à tourner tout au long de l’année un peu partout dans le monde, a parlé de 100% d’annulation quant à ses projets. De même pour le jeune danseur et chorégraphe Wael Marghni qui travaille dans des créations prêtes depuis des mois mais pas encore représentées.
Architecte de formation, Aymen Gharbi est, depuis 2016, producteur de projets autour de l’art numérique dans l’espace public. La crise sanitaire, comme pour les autres invités, l’a énormément affecté, l’obligeant à se limiter à de petites activités. Pour la metteuse en scène, Essia Jaibi, qui dit ne pas avoir tourné depuis 9 mois avec des projets et autres résidences annulées, la situation demeure grave malgré les différentes tentatives pour trouver de nouvelles idées et des solutions.
Car oui, il y a eu pas mal d’idées pour essayer de sauver, un tant soit peu, les activités de ce secteur, et malgré les annulations, beaucoup de choses ont été faites au niveau digital, comme le rappelle le modérateur, en prenant comme exemple les vidéos de danse en ligne proposées par Marghni. Ce dernier dit avoir pris énormément de recul, lors du confinement, ce qui lui a permis de réfléchir sur son art, sa carrière, ses choix et ses orientations artistiques. Cela lui a donné l’idée de se consacrer sur un genre précis qui est la vidéo de danse. «J’ai commencé par de petites capsules avant de réaliser mon premier cours de danse intitulé “Chambre 19”», affirme-t-il, et d’ajouter que le fait de voir son corps instrument enfermé, emprisonné, quasi inactif, fut très pénible pour lui mais que cela lui a permis de faire le bilan de son petit parcours personnel…
Selim Ben Safia a parlé aussi des performances en live de Zied Zouari où il mettait sa famille et ses enfants en scène. Pour ce dernier, ce ne fut pas évident de passer d’un rythme de travail d’une centaine de concerts par an et une absence d’activités. «Je me suis retrouvé sans activité, sans mouvements, sans rien. Les 15 derniers jours de mars 2020 furent particulièrement difficiles», confie-t-il, et de reprendre : «J’ai donc investi autrement mon énergie créatrice. Nous priver de la rencontre avec notre public est pénible et le numérique s’est présenté comme une solution relative et intermédiaire». Pour parler de diffusion et de création destinée au numérique, il faut d’abord, comme l’exprime le modérateur, se poser la question quant à l’existence en Tunisie de canaux et de plateformes de diffusions numériques qui respectent les droits d’auteur. Zouari rappelle que cela, malheureusement, n’existe pas encore et que la Tunisie est en retard de phase, manquant de cette culture de la consommation culturelle. Soulignant qu’il est important d’installer les choses, aller vers le citoyen en lui proposant, pour commencer, de la matière gratuite, car et il ne faut pas oublier que plusieurs sont les Tunisiens qui ne vont pas dans les salles mais ont presque tous des smartphones.
La diffusion numérique du spectacle vivant en Tunisie est-elle possible ?
A cela Oumaima Manai affirme qu’il y a eu pas mal de propositions intéressantes, mais que la rencontre avec le public demeure essentielle et très importante. «Ce n’est pas encore évident pour nous autres artistes et ça demande des moyens techniques et autres savoirs. Aussi, il faut souligner que cela n’est pas accessible à tout le monde en Tunisie surtout dans les petits villages dans lesquels on se déplace beaucoup pour nos tournées et durant lesquelles on devait toujours aller chercher le public…
Aymen Gharbi insiste quant à l’importance de penser à créer pour le numérique des œuvres adaptées avec des formats adaptés et ne pas se contenter, comme on le fait actuellement, d’aborder le numérique uniquement comme outil de diffusion.
Trop de numérique peut-il tuer le vivant ?
Pour Essia Jaibi, trois grandes questions sont à soulever quant à l’emploi du digital dans les arts vivants principalement pour le théâtre et la danse : il y a d’abord l’engagement des gens et leur intérêt, et elle rappelle que le manque d’intérêt du public existait bien avant la crise. Il y a aussi la question de la rentabilité et la nécessité de proposer un écosystème digital adapté. La dernière question qu’elle soulève est en rapport avec la rencontre avec le public, le mouvement des gens, soulignant que le numérique peut cultiver une forme de paresse. Elle insiste sur l’importance de trouver un équilibre et de ne pas rompre avec le «vivant».
L’adhésion du public à ce genre de contenus est primordiale, surtout quand on parle de rentabilité. Le modérateur cite comme exemple la plate-forme Artify pour le cinéma. Le public est-il prêt à soutenir financièrement ce genre de plateforme de diffusion ?
Pour le musicien Fadhel Boubaker, le digital est une alternative qui peut résoudre plusieurs anomalies du vivant et la pandémie est venue soulever ce genre de questionnements. «La transition vers le virtuel prendra beaucoup de temps et si c’est bien réfléchi en termes de forme, de durée, cela peut intéresser le public laxiste, certes, mais très réceptif», explique-t-il. Pour ce qui est de la solvabilité de la chose, qui est selon lui un problème général, il propose de résoudre cela par des actions qui engagent tout le monde, en prenant par exemple un appel lancé en Allemagne, de création de vidéos non commercialisées avec des lives entre 3 et 5 minutes et les 1.000 premières envoyées ont été primées. «Les fonds provenaient d’investissements et des caisses de sécurité sociale spécial artistes qu’on n’a pas malheureusement en Tunisie», poursuit-il.
Le statut de l’artiste et ses droits
L’aspect législatif, le statut de l’artiste et les droits des intermittents du spectacle ont été, également, soulevés, lors de ce débat. Un statut inexistant en Tunisie, c’est pour cela qu’il faut envisager un mécanisme sur le long terme hors des aumônes ponctuelles, comme le suggère Zied Zouari. Essia Jaibi rappelle que la crise touchait le secteur même avant la Covid-19 qui a fait ressurgir plein de déficits et de lacunes. Un secteur qui, selon elle, est mal organisé, déstructuré avec des lois absurdes et mal adaptées. «Les mesures qui ont été prises pour faire face à la crise sanitaire sont arbitraires, coupées de la réalité des artistes, elles sont injustes et humiliantes pour les artistes dont les activités sont une vocation, un métier», dit-elle et de reprendre : «On voit que notre place est facilement écartée car nous sommes les premiers à être sacrifiés. A la place des aides ponctuelles qui, d’ailleurs, sont minimes et arrivent trop tard, il faut envisager des mesures concrètes qui respectent la dignité des artistes et cela n’est pas possible avec une administration floue qui nous écarte de la vie politique. Nous devons remettre la culture et l’art à leurs places et sortir de cette relation toxique avec l’institutionnel, avec le ministère qui moi personnellement ne me représente pas».
Pour Wael Marghni, la crise que l’on vit est une occasion propice pour poser des questions en rapport avec la place de l’art et des artistes, du rapport de l’artiste à la cité. Pour lui, cela a permis une prise de conscience chez les gens qui commencent à comprendre que c’est aussi un métier, un gagne-pain.
Concernant le statut et les droits des artistes, Oumaima Manai revient sur les revendications et manifestations actuelles des artistes, mais aussi d’autres métiers liés à l’art. «On a un manque de structures que l’on doit chercher aussi en dehors du ministère. Il y a aucune visibilité pour nous, actuellement mis à part cette solution du numérique», constate-t-elle.
Fadhel Boubaker pense que les revendications ponctuelles ne mènent pas loin et que l’intervention étatique doit reposer principalement sur le volet fiscal. Il faut exiger une allocation artistique plus respectueuse et concevoir l’art comme vecteur économique. «Cela prendra encore du temps et l’on est, peut-être, en train de participer à une renaissance», note-t-il.
Essia Jaibi conclut son intervention en insistant sur le rôle de l’Etat dans la structuration d’un secteur, dit-elle, qui doit être considéré indispensable à la construction d’un pays. Elle affirme judicieusement que c’est à l’Etat d’agir dans ce sens ne serait-ce qu’en temps de crises. Et d’ajouter : «L’on peut proposer différentes initiatives de notre côté, mais quand le pays ne suit pas, on ne peut pas vraiment avancer».
A la fin du débat, Selim Ben Safia annonce que l’association Al Badil compte mettre en place un festival solidaire grâce à la contribution d’un collectif d’artistes qui vont se cotiser, pour louer un théâtre et monter cet événement de danse prévu, normalement, pour le mois de février 2021. Pour ce faire, une campagne de crowdfunding (financement participatif) sera mise en place.