«Seule la vérité est révolutionnaire», avait clamé Gilbert Naccache lors de son audition publique en novembre 2016. L’homme est resté toute sa vie durant fidèle à ses valeurs inspirées d’un désir de liberté et de dignité à nul autre pareil
Gilbert Naccache, militant de gauche et ancien prisonnier politique, devait assister à la troisième séance consacrée à son affaire devant la Chambre pénale spécialisée de Tunis fin septembre 2020. Gardant en tête sa belle citation à la fin de son audition publique en novembre 2016, « Seule la vérité est révolutionnaire », nous devions lui consacrer un article à cette occasion. Mais la Chambre de Tunis a reporté toutes ses audiences depuis que deux de ses juges ont été mutés ailleurs à la suite de la rotation annuelle des magistrats. Le procès n’a pas eu lieu et Gilbert Naccache, 82 ans, est décédé avant-hier soir sur son lit d’hôpital à Paris des suites de complications vasculaires cérébrales. Encore une ancienne victime, qui part avant que ce très long processus judiciaire lié à la justice transitionnelle ne lui donne raison et ne ferme ses plaies béantes. Pourtant, Gilbert, Papy pour ses amis, et ils sont si nombreux, est un dissident politique résilient, qui n’a jamais cédé à la haine et à la rancœur malgré les attaques notamment racistes qu’il a subies le long de sa vie. A côté de l’humour et de l’amitié, l’écriture a probablement représenté la meilleure thérapie pour lui. Il s’y est livré avec la liberté, l’intelligence et la sincérité qui le distinguent et en font « un homme d’une stature intellectuelle désormais rare », écrit l’éditeur Karim Ben Smail sur un post Facebook ou encore « Un monument de la résistance tunisienne », note quant à lui Vincent Geisser, politiste.
S’il publie « Le Ciel est par-dessus le toit » en 2005, « Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? » en 2009, « Vers la démocratie ? » en 2011, et« Le Manchot », en 2013, son chef-d’œuvre reste « Cristal ». Un récit, puissant et très personnel, paru en 1982, dont les divers chapitres ont été consignés sur l’emballage des paquets de cigarettes de la marque Cristal. Une manière aussi de narguer la prison et ses gardiens, qui ont pourtant veillé à ce que toute correspondance sortie des geôles de Bourguiba subisse une haute surveillance. Dans cet ouvrage, Papy nous fait découvrir le sinistre univers de la prison du 9 Avril, puis celle de Borj Erroumi où il a passé en tout près de dix ans de sa vie avec son compère et fidèle compagnon de route, Noureddine Ben Kheder. Son témoignage est détaillé, presque cinématographique, tellement sa description des divers pavillons, des privations, des relations entre les détenus et de la vie quotidienne dans ce microcosme est précis et imagé. Ce récit a probablement ouvert la voie à d’autres histoires de prison, que plusieurs anciens perspectivistes ont fini par publier.
Ancien trotskyste, membre du PCT, Gilbert Naccache adhère tardivement au groupe des perspectivistes, engagement qui va lui valoir deux arrestations en 1968 et en 1973. Dans son livre, il revient sur l’université des années 60, « restée un lieu de relative démocratie, comme une enclave libre au milieu d’un territoire occupé ». Portés par les idéaux de ces fébriles années où partout dans le monde l’irruption de la jeunesse ouvrait des brèches et accusait des ruptures, les jeunes révolutionnaires tunisiens n’auraient jamais pensé que la répression du régime à leur encontre serait aussi féroce.
Une double peine : dissident et juif !
Il écrit dans Cristal : « Après une campagne de presse qui nous avait parue folle, où certains n’avaient pas hésité à réclamer la peine de mort pour nous, nous sommes passés devant une Cour de Sûreté de l’Etat spécialement créée à notre intention. Et à notre stupéfaction, on nous infligea des peines qui, totalisées, car il y avait de nombreux chefs d’inculpation, atteignaient seize ans de prison pour Nourredine et pour moi, les autres n’étaient pas mal servis non plus. Cinq ans sur ce total pour avoir rappelé par écrit la théorie marxiste de l’Etat, « complot contre la Sûreté de l’Etat », alors que les classiques marxistes se vendaient librement en librairie ! ».
Sa vie durant, Gilbert Naccache a subi une double sanction : dissident et…juif ! Comme il le raconte lui-même malgré son engagement sans merci pour les libertés publiques en Tunisie et sa décision de retourner à Tunis, après la fin de ses études d’agronomie à Paris, il a été toujours perçu comme un étranger. Une double peine à perpétuité, dont il savait s’échapper par une pirouette, une plaisanterie.
Pourtant les hommages, qui pleuvent aujourd’hui à la suite de son décès et qui vont jusqu’à réclamer des funérailles nationales pour cet homme, qui a fait promettre à sa femme, la militante des droits humains, Azza Ghanmi, et à son fils Slim de le faire inhumer au cimetière des libres penseurs du Bourjel, montrent à quel point il a marqué des générations de la grande famille de la gauche et même au-delà.
« Au revoir, le camarade, l’ami, le compagnon. Je sais que là-bas aussi tu ne dormiras pas. Il y aura toujours des choses à corriger et des luttes à mener », témoigne son grand ami, Fethi Belhadj Yahia, dans une belle nécrologie publiée hier sur Facebook. Auteur lui aussi d’un succulent récit de prison, « Le Couffin et la Gamelle », FethiBelhaj Yahia croit dur comme fer que, même dans l’au-delà, Papy fera de la résistance.
Elloumi farida
11 janvier 2021 à 12:32
Merci beaucoup Olfa pour ce que vous faites pour apporter de la lumière à notre vécu passé et présent.