A bâtons rompus avec DRISS GUIGA : «J’ai essayé de convertir Ghannouchi au bourguibisme, cela n’a pas marché. Il a essayé de me convertir à l’islamisme, et cela n’a pas marché»

Ils ont tous écrit. Témoins privilégiés de l’histoire de leur pays, ayant tous, à un moment ou un autre, assuré des postes de haute responsabilité, ministres, politiciens, grands commis de l’Etat au cours des cinquante dernières années, ils ont voulu partager mémoires, analyses, témoignages et souvenirs. Lui seul s’est tu, s’imposant un devoir de réserve que l’on s’attachait cependant à contester. Driss Guiga écrivait, pourtant, on le savait, dans la solitude de son bureau à Hammamet.

Et quand il est sorti de son silence, ce fut pour parler… de Shasha, son épouse, à qui il consacre un ouvrage. Cet émouvant hommage à la compagne d’une vie rendu, celui qui fut, aux dires de ses collaborateurs, un des meilleurs responsables des différents ministères de l’Interieur, de la Santé et du Tourisme qu’il dirigea tour à tour, semble avoir libéré sa plume. On croit savoir qu’il publiera bientôt un livre. Il en parle à bâtons rompus.

Le meilleur accès, la meilleure introduction à cette discussion qui n’est pas vraiment une interview étant, bien sûr, le livre que Si Driss Guigua vient de consacrer à son épouse Shasha

«Le mot qui m’a le plus touché dans tous les messages reçus quand Shasha nous a quittés, celui que j’aurais aimé écrire, vient d’un ami algérien. Il m’a dit : qu’il est dur de parler de Shasha au passé. Et cela m’a rappelé le mot de Simone de Beauvoir parlant de sa mère : qu’il est dur le travail de mourir quand on aime la vie ! »

Cet amour de la vie, personne ne l’avait autant que Shasha, et personne n’aurait su le transcrire aussi bien que Si Driss Guiga dont on découvre, à l’occasion, la plume élégante.

Rares sont, également, ceux qui, à l’issue d’un long parcours d’homme politique, après une traversée du désert, un exil imposé et une retraite tranquille, ont gardé un regard aussi aigu, une analyse aussi pertinente d’une situation politique et géopolitique actuelle. Et s’il n’aime pas les déclarations, ni les leçons, il accepte de se laisser gentiment «tirer les vers du nez».

Ce n’est donc pas une interview, mais une discussion informelle au cours de laquelle une idée entraîne l’autre, un sujet soulève une question, et où, tout en s’en défendant, Si Driss Guigua nous offre une vision acérée de la situation.

Driss Guiga publiera enfin un livre : mémoires ? Témoignages ? Analyses ? Débats ?

Ce sera un essai, ni académique, ni historique, qui paraîtra aux éditions Ceres. Un rappel de mes souvenirs en essayant de replacer les choses dans leur contexte.

En ce qui concerne la situation actuelle, je ne peux pas proposer d’analyse, n’ayant pas d’éléments d’information sur le terrain, ne connaissant aucun responsable. Bien sûr, je lis les journaux, et j’ai trois garçons avec qui je peux discuter.

La situation de l’économie mondiale ?

«Elle est bouleversée. Le monde, aujourd’hui, est interdépendant. Tout le monde dépend de tout le monde. Même l’Amérique dépend de la Chine. La notion d’indépendance d’un pays est une fiction».

La Tunisie et la révolution ?

C’était plus une révolte qu’une révolution. C’était l’expression du ressentiment d’un peuple. Il y avait déjà eu des émeutes en 1978, en 1984. Ce n’était pas contre Bourguiba, c’était déjà l’expression du ressentiment d’un peuple qui se sentait ignoré, méprisé. Pour la première fois, lors de la révolte du pain, j’ai senti à ce moment que notre régime, régime que j’avais aimé, autoritaire il est vrai, mais il y avait un pilote dans l’avion, j’ai senti que ce régime n’était plus  légitime. Car la légitimité dépend de la confiance que l’on vous accorde. Et quand Bourguiba est revenu en arrière, il a été acclamé.

En fait, le vrai problème chez nous est un problème de choix entre une économie libérale, soutenue par un syndicat raisonnable, et une économie socialiste. Ce choix n’est toujours pas tranché.

Et si nous vivons aujourd’hui une révolution : elle est industrielle, scientifique et technologique.

L’Islam politique est-il toujours une menace ?

L’Islam politique, selon moi, est mort. En Egypte, Om Eddounya, il a un genou à terre. Si le Qatar et l’Arabie Saoudite s’entendent, s’en est fini

(Ndlr : la rencontre avec Si Driss Guiga a eu lieu quelques semaines avant la récente réconciliation des deux pays. Ses paroles étaient prémonitoires).

Alors ministre de l’Intérieur, vous avez rencontré Ghannouchi en 1981. Quel est votre souvenir ? 

Nous venions d’interdire son journal, et j’ai tenu à le rencontrer. L’entretien a duré deux heures. J’ai essayé de le convertir au bourguibisme, et cela n’a pas marché. Il a essayé de me convertir à l’islamisme, et cela n’a pas marché. A l’issue de l’entretien, je lui ai demandé ce qu’il espérait, et s’il pensait pouvoir un jour affronter l’appareil du Parti, le pouvoir de Bourguiba. Il m’a répondu qu’il avait toujours admiré Bourguiba. Que lorsque celui-ci avait décidé d’affronter la puissance de la France, personne ne le donnait vainqueur. Et qu’il voulait simplement faire comme lui.

Où va la Tunisie aujourd’hui ?

«La Tunisie survivra. Mais dans quel état ? Le vrai problème, en Tunisie, ce n’est pas la religion, ce n’est pas la femme, c’est l’économie.  L’ascenseur social est bloqué. La Tunisie a vécu avec un ascenseur social rapide. Bourguiba croyait qu’on ne pouvait progresser qu’en faisant progresser l’humain. Que ce sont les humains qui font progresser l’Histoire, et pas le contraire. Saint Augustin disait : «Il y a les hommes mauvais qui font les temps mauvais». L’inverse est valable».

Des solutions ?

«Les solutions, elles sont évidentes : remettre la machine en marche, se remettre au travail, produire et non pas uniquement consommer. L’Ugtt, malheureusement, perd de son prestige. Ses leaders donnent l’impression d’avoir peur de leurs bases. L’appareil économique est en déficit, il y a une mauvaise gestion des richesses du pays. La masse des entreprises importantes relève de l’Etat et toutes sont en difficulté. Il n’y a pas de vrais riches dans ce pays. La richesse a été créée par Hédi Nouira qui a libéré des jeunes cadres administratifs, leur a ouvert la création d’industries et a fait naître une nouvelle classe d’entrepreneurs modernes. Mais ces riches là sont soutenus par les banques alors que la logique de la richesse voudrait que ce soit eux qui soutiennent les banques.

Que peut-on faire selon vous ?

«Il faudrait que les sages prennent la parole. Le peuple a le sentiment que ceux qui le gouvernent ne sont pas légitimes. Et je le répète, la légitimité dépend de la confiance que l’on vous accorde. Seule l’Ugtt qui est encore légitime, mais pas pour longtemps, peut encore faire quelque chose.

Le problème le plus grave, selon moi, ce sont les «affaires» qui touchent à la magistrature. La justice, jusque-là, était épargnée. L’anarchie qui y règne actuellement est extrêmement dangereuse. Ne plus y croire est très grave. Il faut absolument épurer la justice. Et se rappeler le mot de Pascal : ”Si on ne peut faire que la justice soit forte, il faut faire que la force soit juste”».

En fait, que faut-il pour être un homme politique ?

«Un homme politique est celui qui gère la cité pour les autres. Soit on le choisit, soit il se propose, et il est le fondé de pouvoir des citoyens. Il faut qu’il soit prêt à aller au charbon, sinon il ne durera pas. En fait, un homme politique doit avoir trois qualités — ou défauts — il doit être aimé, estimé et craint.

Un commentaire

  1. Abidi

    10/01/2021 à 19:29

    Ghanouchi n’a ni foi ni lois d’ailleurs il n’est rien

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