Dix ans après la révolution, la situation économique en Tunisie s’est détériorée et les répercussions ont touché toutes les activités, sans exception. C’est dans ce cadre que Radhi Meddeb, expert en économie et P.D.G. du groupe Comete Engineering, a analysé, dans une interview accordée à l’agence TAP, l’évolution de l’économie tunisienne durant une décennie.
Pouvez-vous nous présenter une analyse chiffrée de l’évolution de la croissance en Tunisie durant la période 2011- 2021?
La Tunisie souffrait déjà avant 2011 d’une croissance qui s’était affaiblie et surtout qui était pauvre en termes de création d’emplois et de valeur ajoutée. Sur une longue période, la croissance du pays se situait autour de 4 à 4,5%, par an. La crise financière de 2008 l’avait ramenée à des niveaux bien plus bas, autour de 2% l’an, pendant que le reste du monde et notamment nos partenaires européens passaient par une crise sévère et certains d’entre eux entraient même en récession. Depuis 2011, la Tunisie n’a jamais retrouvé les niveaux de croissance d’avant la révolution. En 2011, année de la révolution, le PIB avait reculé de près de 2%, pour se reprendre en 2012 à un niveau appréciable de 3,6% l’an. Mais cette embellie singulière était fragile, car essentiellement tirée par des recrutements importants dans la fonction publique et des augmentations substantielles de la masse salariale publique. Depuis, la croissance s’est toujours située à des niveaux extrêmement faibles, entre 1 et 2% l’an, largement inférieurs au trend avant la révolution et surtout sans rapport avec l’exigence de création d’emplois. Des études menées dès 2012 montraient que la croissance potentielle en Tunisie était plafonnée à 4% l’an, et que pour pouvoir aller au-delà, il fallait engager de multiples réformes sectorielles, seules susceptibles de lever ce plafond de verre qui pèse sur l’économie tunisienne. En 2016, des études équivalentes menées par l’Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives estimaient alors cette croissance potentielle autour de 3% l’an, confirmant le fléchissement continu de son rythme depuis 2009. Or les réformes nécessaires au relèvement de la croissance potentielle n’ont jamais été engagées, faute de stabilité politique, de vision et de volonté. Il en a résulté une dégradation du niveau de vie de la population, une aggravation du chômage et une perte du pouvoir d’achat. Entre 2011 et 2019, le chômage est passé de 13% de la population active à 15,5 %, hors effet Covid et à plus de 18% avec l’effet Covid. Le revenu par tête d’habitant, mesuré en dollars en parité de pouvoir d’achat, a reculé de 30% sur la même période et le dinar est passé de 0,52 euro à 0,30, perdant ainsi plus de 40% de sa valeur. La pandémie aura fait chuter le PIB de près de 10% en 2020, gommant d’un coup la maigre croissance cumulée des dix dernières années. Et même l’annonce, dans le cadre de la loi de finances 2021, d’une croissance de 4% est une fausse bonne nouvelle, car à ce rythme, et compte tenu de la chute brutale de 2020, le pays ne retrouvera le niveau du PIB de 2019 qu’en 2023 !
Les difficultés économiques ont eu des répercussions directes sur le secteur privé, un grand nombre de sociétés étrangères ont quitté le pays, alors que plusieurs entreprises locales ont annoncé leur faillite. Ce phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur, comment pouvez-vous l’expliquer ?
Le secteur privé a fait preuve de beaucoup de résilience depuis 2011. Il a continué à produire, à exporter, à embaucher et à investir, quelque peu, malgré la concurrence et les multiples difficultés. Il a surtout souffert de la mauvaise qualité de l’environnement des affaires: bureaucratie pesante, instabilité fiscale, ingérence administrative permanente, petite et grande corruption, prolifération de la contrebande et de l’économie informelle. Tout cela pèse sur le secteur privé depuis longtemps, et s’est aggravé depuis 2011. La pandémie est venue en 2020, avec son lot de confinement, d’arrêt total de la production pendant près de deux mois, de difficultés de trésorerie, de recul de la production… Des secteurs entiers ont été ébranlés, allant du tourisme au transport aérien et maritime, à l’artisanat, aux agences de voyages, aux cafés, à la restauration, à la location de voitures… Tout cela sans oublier les secteurs des hydrocarbures, du phosphate et dérivés, durement mis à mal depuis 2011 par des mouvements sociaux sans fin et qu’aucun gouvernement n’a réussi à circonscrire. Ces activités ne relèvent pas du secteur privé national, mais leur crise profonde se répercute sur leurs fournisseurs locaux traditionnels, des secteurs de la mécanique, de la chaudronnerie, du bâtiment, des travaux publics… Le secteur du bâtiment lui-même est mis à mal depuis 2017, avec l’introduction de la TVA sur les ventes de la promotion immobilière formelle. Imaginée pour trouver des revenus supplémentaires au budget de l’Etat, elle a cassé une dynamique vertueuse du secteur, contribué à renchérir le produit dans un contexte d’érosion du pouvoir d’achat et de recul de la classe moyenne. En l’absence de statistiques formelles sur les faillites et les délocalisations des entreprises étrangères installées en Tunisie, on peut relever le recul drastique du taux de formation brute de capital fixe dans le pays revenu de 24% du PIB avant la révolution, à 18% en 2019 et beaucoup moins en 2020. L’investissement étranger est en recul. Et ce n’est pas tant la crise économique en Tunisie qui pousse les investisseurs étrangers à quitter le pays, mais plutôt l’instabilité sociale, fiscale et politique. En matière de faillites des entreprises, le plus grave reste à venir: nombre de nos entreprises publiques passent par des difficultés financières et structurelles sérieuses: Tunisair, la Compagnie des phosphates de Gafsa, le Groupe chimique de Tunisie, la Stir, mais aussi des fleurons d’antan comme la Steg, mise à mal par les impayés, en grande partie dus à l’administration, aux collectivités locales et aux entreprises publiques, mais aussi à la non-prise en charge intégrale par l’Etat du coût de la subvention des tarifs de l’électricité et du gaz. L’Utica avance le chiffre, basé sur des enquêtes de terrain, de 40% de faillites attendues au niveau des PME. Il est urgent, dans cette situation, de se mobiliser et de venir en soutien à l’entreprise privée, faute de quoi le coût économique, mais surtout le coût social, risque d’être prohibitif.
Quelles sont les raisons de l’aggravation du déficit commercial et de l’endettement de notre pays durant ces dix dernières années ? Et quelles solutions doivent être adoptées pour remédier à cette situation ?
Le déficit de la balance commerciale aura contribué de manière significative à tous les déséquilibres macroéconomiques et financiers des dernières années: déficit de la balance des paiements, dépréciation rampante et permanente du dinar, inflation, faiblesse des revenus de l’Etat… Ce déficit a atteint des niveaux historiques et a battu ses propres records année après année jusqu’en 2019, atteignant 14% du PIB. Seule la pandémie et ce qui l’a accompagnée comme baisse de l’activité économique en 2020, mais aussi comme restrictions administratives aux importations, a pu freiner ce déficit et le ramener à des niveaux bien moins élevés qu’auparavant. La baisse des exportations en 2020 (-11,7% ) aura été moins importante que celle des importations ( -18,7%), permettant au déficit commercial de se contracter en 2020 de 34% par rapport à son niveau de 2019. Cette amélioration conjoncturelle liée à un recul de notre commerce extérieur en 2020 est, encore une fois, une fausse bonne nouvelle, car elle porte sur une régression de l’importation de matières premières, de produits semi-finis et de biens d’équipement. Clairement, cela veut dire que nos usines fonctionneront à régime réduit sur les prochains mois, que l’investissement productif et créateur d’emplois sera en recul et que tout cela ne nous prépare pas à une reprise forte dont nous avons tant besoin. Nous avons d’ailleurs, pour des raisons obscures, raté une occasion unique en mars 2020, avec le premier confinement mondial et la chute historique des cours du baril de pétrole. Nous aurions pu à ce moment-là couvrir nos besoins pour 2020 et au-delà en hydrocarbures par la méthode du hedging, c’est-à-dire en contractant une assurance contre le risque de hausse des prix. Nous avions eu une fenêtre de tir limitée. La Banque mondiale était prête à nous y accompagner. A force de tergiversations et sous la peur de prendre une décision non optimale, nos responsables politiques ont préféré rater cette occasion en or. Il y avait là la possibilité de faire économiser au pays plusieurs centaines de millions de dollars, sinon plus…Revenons-en, maintenant, aux causes essentielles de notre déficit commercial, historique et structurel. Celui-ci est le résultat direct de la faiblesse de notre niveau de production et d’exportation. Toutes les statistiques le montrent, la Tunisie sort inexorablement du radar de l’industrie. Le pays se désindustrialise, année après année, depuis 15 ans. Nous manquons d’une stratégie industrielle volontariste et ambitieuse. Le secteur privé est livré à lui-même. Les secteurs traditionnels dans lesquels la Tunisie bénéficie encore d’avantages compétitifs, tels que le textile, le cuir, la chaussure, les industries mécaniques et électriques, l’agroalimentaire, sont en recul. Ils ont été heurtés par la crise économique, sociale et sécuritaire des dernières années. Ils ont perdu, un temps, la confiance de leurs donneurs d’ordres. Aujourd’hui, bien des entreprises ont du mal à trouver du personnel pour répondre à des commandes qui reviennent. Les secteurs nouveaux, tels que le digital, l’éducation, la santé, les services aux entreprises, les services de gestion d’infrastructures… ont besoin de clarté dans la démarche, d’une levée des obstacles administratifs multiples, d’un toilettage sérieux du code des changes. En un mot, nous avons besoin de définir des stratégies ambitieuses pour remettre le pays dans les radars des chaînes de valeurs internationales, mais aussi d’un accompagnement franc de toutes nos entreprises, d’une stabilité politique et fiscale, d’un démantèlement systématique de tous les obstacles administratifs et légaux érigés devant les nouveaux entrants dans l’activité économique. Nous avons besoin de libérer les énergies de nos jeunes, de les accompagner financièrement et de leur apporter tous les soutiens administratifs et techniques nécessaires. Nous avons besoin de réhabiliter la valeur travail, du labeur et de l’effort. Nous avons besoin de trouver les modalités d’une inclusion forte, y compris en direction du secteur informel. La Tunisie a besoin de toutes ses compétences, de toutes ses capacités pour faire face aux défis majeurs qui nous attendent.