Nadia Khiari, dessinatrice de « Willis from Tunis », à La Presse «Je suis dans l’autodérision : je me moque de nous-mêmes»

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L’autodérision, la satire, le rire, l’humour : voici les mots d’ordre de Nadia Khiari, alias Willis from Tunis. Dessinatrice de « Willis from Tunis », Nadia est également professeure dans un lycée. Willis, emblème de la liberté d’expression acquise suite à la révolution du 14 janvier 2011, vit toujours en subissant les aléas d’une révolution toujours en cours. Dans un ouvrage, récemment paru chez Elyzad intitulé « Willis From Tunis : 10 ans et toujours vivant », Nadia a compilé textes et caricatures les plus attrayantes de ces 10 dernières années et parvient à raconter autrement la naissance du chat le plus populaire des réseaux sociaux ainsi qu’une révolution : la nôtre. 


La parution de votre ouvrage « Willis from Tunis : 10 ans et toujours vivant » récemment éditée chez « Elyzad » célèbre les 10 ans de la révolution et celle de Willis. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Le livre couvre 10 ans de révolution. Je ne pouvais y mettre tous les dessins malheureusement. J’ai dû faire des choix. Il est divisé en années : chaque année est accompagnée d’un texte que j’ai écrit au moment même. C’est souvent des articles ou des extraits d’articles que j’ai publiés dans le journal Siné Mensuel pendant 10 ans. J’accompagne les dessins de textes. C’est comme le journal d’une révolution. Chaque texte est un résumé de l’année, des événements politiques et sociaux majeurs. Une sorte de rappel de ce qu’on a vécu. Environ une trentaine d’images par an traitent de l’actualité et des sujets. Mon but était d’avoir accès à ces événements enchaînés et qui ont fait qu’on est arrivé là aujourd’hui.  J’ai choisi des dessins qui pouvaient être compris par tout le monde : pas juste des Tunisiens. Je tenais à ce que chaque personne qui lit ce livre dans le monde comprenne ce qui s’est passé dans notre pays depuis janvier 2011. Les retours les plus sympas viennent de celles et ceux qui ne connaissent rien à la Tunisie, qui n’y sont jamais venus et qui m’ont dit qu’ils comprenaient mieux tous ces événements. Ça me fait plaisir. Mes dessins peuvent être compris aussi par un public plus jeune, pas juste tunisien… qui n’est pas forcément politisé et pas au courant de tout ce qui se passe, qui pourra percevoir ces événements et ce cheminement autrement. Mon but aussi, c’est de rester dans la satire et la dérision : je ne suis pas politologue, sociologue, économiste. Mon but, c’est de témoigner de ce qui s’est passé, comment j’ai vécu et ressenti toutes ces années-là.

Pour quelles raisons, sur quels critères et dans quel but avez-vous choisi de publier ces dessins précisément ?

J’ai conçu ce livre comme un journal de bord, celui de la révolution. Il la relate. C’est comme un récit, de la documentation, mais qui reste satirique. Les Tunisiens ont un humour débordant y compris sur les réseaux sociaux. D’ailleurs, j’y suis pour cela. Les événements du Capitole aux USA, c’était à hurler de rire, (rires). Heureusement qu’il nous reste l’humour pour dépasser la difficulté. Le choix des dessins s’est fait aussi avec l’aide de mon éditrice Elizabeth Daldoul, qui a un regard neuf sur mon travail. Avec elle, j’ai pu faire le tri.

Comment va Willis, 10 ans après la révolution ?

Willis est fatigué (rires), mais toujours vivant. La flamme est toujours là : j’ai la chance d’être professeure, d’être active au sein de l’association « Cartooning for peace » dans laquelle je milite depuis des années et qui a été créée par Plantu et Kofi Annan et dont le but est pédagogique à travers les dessins de presse. Elle sert à développer le sens critique chez les jeunes un peu partout. Les jeunes que je trouve plus matures grâce à l’Internet. La flamme, je l’entretiens grâce aux jeunes en qui j’ai foi. Les gamins et les jeunes sont mon carburant. Nous devons leur donner envie de ne pas quitter le pays facilement et ce n’est pas une mince affaire…

Quel regard porte Willis sur cette période peu reluisante que traverse la Tunisie ?

On est dans une étape. 10 ans, ce n’est rien dans l’histoire d’un pays et d’une révolution. Une révolution qui doit se faire dans les esprits aussi. Après, il y a quelques régressions : le fait d’être dans l’insécurité à tous les niveaux. La peur paralyse et peut radicaliser aussi dans un sens ou dans un autre. Je me trouve dans l’obligation de suivre l’actualité avec ses aléas. Si seulement je pouvais éviter rien que pour mon bien-être mental par moment (rire). Le spectacle politique actuel est juste affligeant, et c’est de mal en pis. Ce n’est pas en les politiciens que j’ai espoir. Quand je vois le travail que fait la société civile, les ONG, les associations, cela me redonne espoir et ça fait plaisir de voir des gens et des jeunes qui s’investissent autant et qui essayent de faire des choses malgré tout. Il s’agit d’une mobilisation, et elle est toujours là. Avec la crise sanitaire, tout est ralenti malheureusement. J’ai plein de projets avec les associations, mais tout s’est arrêté, il y a plein de choses à faire encore. Je crois en l’éducation et la culture, deux domaines frappés de plein fouet par la Covid-19. Rencontrer les gens me manque, notre ancienne vie me manque, être en contact avec les gens… Patience et courage à nous.

Comment expliquez-vous la popularité de Willis ?

Déjà en 2011, on était toutes et tous déjà ultra connectés. On vivait tous la même chose, Willis était en plein dedans, s’attirait la sympathie des gens, voyait ces derniers réagir. Je suis dans le partage, l’échange. Le succès, j’en suis très heureuse. C’est un personnage qui est indépendant, apolitique, qui n’est la mascotte d’aucun parti politique, je ne suis pas dans la propagande, et je suis dans l’autodérision : je me moque de nous. Cette popularité, je ne l’explique pas spécialement…

Quel genre de réactions recevez-vous sur vos caricatures : menaces, messages haineux… ?

Evidemment, comme tout le monde, hein ! Après, un dessin qui peut plaire à tout le monde, cela n’existe pas. Ça fait partie du jeu de ne pas voir des gens d’accord avec moi. Au contraire, il y a cette pluralité de pensées qui est toujours mieux que la pensée unique. Quand on me critique d’une  manière constructive, cela m’aide à avancer. Quand on m’insulte, je m’en moque royalement. Avant, ça me faisait mal, mais plus maintenant. Prendre le temps de venir sur ma page pour m’insulter, tant pis pour eux. Je reçois énormément de soutien, d’amour de la part de la majorité. C’est le plus important. Si je continue, c’est pour eux.

10 ans après la révolution, la Tunisie avance ou régresse, selon vous ?

On creuse en reculant. On rampe… Franchement, cette crise sanitaire a agi comme un révélateur. Elle a mis au jour des problèmes déjà existants, comme l’état des hôpitaux, le départ des migrants, la crise économique… Toutes ces choses-là si on les additionne à la crise de la Covid-19, on aura du mal à voir le bout du tunnel. Tant qu’il n’y a toujours pas de plans, de structures, d’alternatives claires, on naviguera à vue. Il y a tellement de menaces qui planent sur le pays. Je dis qu’il faut qu’on soit solidaires entre nous et qu’on résiste toutes et tous ensemble… de travailler. Le pays est à l’arrêt. On verra d’ici à l’été si ce virus s’estompera. Chaque jour est une victoire, on passe par une période sombre, mais il faut se serrer les coudes.

Est-ce que la survie de Willis dépend de ce processus démocratique postrévolutionnaire ou pas ?

J’aborde d’autres sujets d’actu dans le monde aussi. Je ne peux rester sans rien faire. Willis va évoluer. J’aimerais bien trouver d’autres politiciens plus intelligents, engagés, intègres (rires). Quand je dessine, c’est une manière pour moi de rire de la peur et des choses qui sont violentes. Cela permet de dépasser les malheurs, et c’est bon pour le moral. C’est essentiel. Pour moi, le rire c’est primordial : tâchons de ne pas perdre notre humour. Peut-être qu’un jour je tuerai Willis. On verra… en tout cas, pour l’instant, je suis là. Cela m’amuse, ça amuse les gens et le jour où ça n’amusera plus personne, j’arrêterai.

*Crédit photo : Gamma-Rapho via Getty Images/Eric BERACASSAT

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