Bilan, défaillances et réformes

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Par Tarak Cherif *

Dix ans se sont écoulés depuis que partout en Tunisie, les rues, emplies de monde, furent le théâtre de mouvements de protestations et de révoltes ayant fini par balayer, le 14 janvier 2011, régime et pouvoir en place. La foule, faisant fi à la répression, scandait alors : «travail, liberté, dignité !», faisant ainsi vibrer murs et âmes. Et si, se libérer du joug de la dictature a été l’une des aspirations de cette révolution, la crise socio-économique en fut l’une des principales motivations. On aspirait alors à la création d’emplois, à l’amélioration du niveau de vie, à plus d’équité et de développement régionaux. Au lendemain de la révolution, naquit un espoir, celui d’une Tunisie prospère… Qu’en est-il aujourd’hui, dix ans après ?

Le taux de chômage devrait rester aux alentours de 16%, c’est-à-dire un niveau plus élevé, par exemple, que celui de la Mauritanie (11.80% au mois de décembre 2017), de l’Algérie (11.10% au mois d’avril 2018), de l’Egypte (9.90% au mois de juin 2018) et du Maroc (9.10% au mois de juin 2018), étant précisé que le taux de chômage selon le sexe est, en Tunisie, de 12.5% pour les hommes et 22.7% pour les femmes et que le taux de chômage des diplômés de l’enseignement supérieur selon le genre est, lui-même, de 18% (masculin) et 38.7% (féminin).

Ces quelques données montrent à quel point l’Etat est appelé, plus que jamais, à mener une politique volontariste en ce domaine, tant il est vrai qu’il ne peut rester indifférent à l’égard des inconvénients qu’engendrent, inéluctablement, les situations de chômage et de sous-emploi qui constituent une menace latente pour l’Etat en ce qu’ils sont généralement ressentis comme l’expression de son inefficacité.

Nous enregistrons une croissance négative autour de -7,3%, voire une récession de 9,2% selon les dernières estimations de la Banque mondiale. La production industrielle manufacturière a baissé de 3,2% au terme du troisième trimestre de l’année 2020 et de 5,3% sur l’ensemble des dix premiers mois de 2020.

La balance commerciale est déficitaire de 21,5 milliards de dinars, à la fin novembre 2020.

L’investissement chavire et demeure instable et le déficit budgétaire sera en 2021 de 10,4%.

L’inflation a été de 5.8% en 2020 et atteindra les 7% en 2021, contre 4.4% en décembre 2010. Le niveau de vie est en chute libre.

La dette publique a constitué 90% du PIB et atteindra 94.6% en 2021.

Moody’s a confirmé la note d’émetteur «B2» de la Tunisie avec, en plus, des perspectives négatives. Notre capital confiance, auprès des bailleurs de fonds et auprès des investisseurs étrangers, s’évapore au même rythme.

Mais cette crise de confiance ne touche pas seulement l’Etranger, puisque le secteur privé tunisien s’effondrant tel un château de sable, avec un effet domino, perd également confiance en l’Etat : les entreprises ferment les unes après les autres.

Les PME en Tunisie entre surcharge et manque de ressources

Neuf ans depuis 2011, couronnés par l’année de la Covid-19, ont fini par épuiser les PME en Tunisie. Face à des charges fiscales, financières et sociales pesantes, les chefs d’entreprise peinent à trouver les ressources financières et pour cause : taux d’intérêts exorbitants, sans omettre que les banques préfèrent octroyer des crédits de consommation et prêter à l’Etat plutôt que des crédits «à risque», le tout en l’absence de banques de développement.

La productivité et la production baissent non seulement à cause du confinement, mais pour diverses raisons, notamment les grèves sauvages et sit-in souvent déclarés par des employés mécontents.

Dans un écosystème caractérisé par la lenteur administrative, par la non-transparence et surtout par une logistique défaillante, l’entreprise tunisienne perd également sa compétitivité et sa capacité à s’internationaliser, ainsi qu’à exporter.

Et alors que le tissu de l’économie formel est en train de se déchirer et de s’éparpiller, prospèrent l’économie informelle et la contrebande. 

Même la santé, l’un des droits fondamentaux, va mal en Tunisie. Notre système de santé est défaillant et la pandémie a mis à nu sa précarité et ses insuffisances à tous les niveaux (structures hospitalières, cadres médicaux, matériels médicaux, prise en charge, …).

L’Etat au cœur d’un cercle vicieux

Le secteur privé qui emploie plus de 2 millions de personnes, soit plus de 70% de la population active tunisienne et qui génère 55.000 postes par an, s’effrite. L’Etat, qui ne cesse d’emprunter, reverse une grande partie de la dette publique contractée dans une masse salariale surdimensionnée, aux alentours de 20000 millions de dinars (MD) en 2021. Une autre partie va dans des caisses de compensation qui, souvent, profitent à certains commerçants et contrebandiers plutôt qu’au citoyen tunisien.

La dépense publique sera de près de 38% du PIB en 2021.

Ainsi, au lieu d’investir dans la logistique, l’infrastructure, la création de richesse et de la valeur ajoutée afin d’offrir un climat d’affaires propice à l’investissement, l’Etat réoriente les ressources dans des gouffres sans fond et réemprunte pour rembourser…

L’administration, de son côté, demeure archaïque et lente, caractérisée par l’absentéisme et le manque de productivité.

Les entreprises publiques sont souvent déficitaires, endettées, mal gérées et parfois même fermées pendant des mois.

Des réformes qui tardent à venir, et pourtant !

Si les dés semblent être jetés, les cartes ne sont pourtant pas encore battues et notre pays en a plusieurs en main. En effet, le potentiel dont dispose la Tunisie en matière d’emplacement géopolitique, de potentiel humain et de diversité régionale la positionne à devenir une plateforme économique s’intégrant parfaitement dans des chaînes de valeur internationales surtout en ce contexte de délocalisation.

Néanmoins, des réformes s’imposent. Commençons par la loi des changes, ainsi que la loi de finance qui, pour offrir visibilité et stabilité, doit couvrir plusieurs années au lieu d’être votée à nouveau tous les ans, sans oublier la loi de finance complémentaire adoptée quelques mois après.

La reconversion de certaines banques en des institutions de développement régional, l’amélioration de la logistique surtout, les ports et à leur tête le port de Radès, la création d’infrastructure pouvant donner lieu à des zones industrielles dignes de ce nom, la digitalisation de l’administration, la révision des taux d’imposition pour les PME, la prise de disposition pour intégrer l’économie informelle, la création de zones frontalières exonérées d’impôts (…) tant de réformes pouvant sauver l’économie tunisienne avant qu’il ne soit trop tard. Outre l’économie, mais non moins important, il est essentiel de réformer les secteurs de la santé, de l’éducation et de la justice en Tunisie. Les moderniser, les optimiser et les mettre aux normes internationales sont une nécessité

Il est vrai que de nombreuses lois votées dernièrement redonnent espoir, telle la loi de l’économie sociale et solidaire, la loi Start’upAct, la loi du crowdfunding… Mais doit-on rappeler le sort de la loi du partenariat public-privé qui depuis son adoption n’a pas eu de résultats concrets et semble avoir rejoint le tiroir poussiéreux de l’administration ?

Pour une relance effective du Partenariat public-privé

Dans un contexte d’épuisement des ressources publiques, dû principalement à l’accroissement important des déficits et de la dette, les évaluations respectives du bien-fondé de l’action publique et de l’action privée se rapprochent, ouvrant la voie à la nouvelle dynamique portée par les partenariats public-privé (PPP), telle que rappelée par la loi n° 49-2015 du 27 novembre 2015, relative aux contrats de Partenariats Public Privé, modifiée et complétée par la Loi n° 2019-47 du 29 mai 2019, relative à l’amélioration du climat de l’investissement. Le PPP est l’une des planches du salut de la Tunisie.Cette Tunisie qui, dix ans après avoir vibré d’espoir, semble aujourd’hui à genoux.

Certains secteurs insufflent déjà un vent de changement. L’écosystème entrepreneurial dont notamment les startup, les nouvelles lois et l’émergence des fonds d’investissements et d’autres mécanismes de financements innovants donnent un nouveau souffle et sont très prometteurs. Nous devons, tout en réformant, continuer à encourager et à faire progresser ces prémices de relance économique.

Quel impact, cependant, les changements et les difficultés économiques et sociales, survenus ces dernières années, y compris notamment le chômage rampant surtout celui des jeunes et des femmes, peuvent-ils avoir sur le plan de la politique sociale ? Ces changements vont-ils initier l’élaboration de nouvelles stratégies sur le plan social ?

Pour un partenariat social dans le progrès

L’Etat, les partenaires sociaux et la société dans son ensemble, sont invités, plus que jamais, à redonner un sens réel au travail.

Le dialogue social, mené par des partenaires ayant —au-delà la défense des intérêts catégoriels— un haut sens de l’intérêt national, est la seule voie permettant de trouver les solutions durables, celles-là mêmes permettant de mettre en œuvre un des 17 Objectifs de Développement Durable (ODD), qui doivent être atteints par tous les Etats membres de l’ONU d’ici à 2030 , à savoir l’Objectif n°8, appelant à «Promouvoir une croissance économique soutenue, partagée et durable, le plein emploi productif et un travail décent pour tous». L’objectif est louable mais ne pourra être atteint que compte tenu de la capacité à asseoir durablement les conditions du dialogue social.

Un constat alors s’impose : celui de l’aggravation, toutes ces dernières années, des tensions sociales et de l’incapacité des acteurs sociaux et des mécanismes juridiques à endiguer les conflits sociaux et à infléchir le comportement des acteurs et l’usage qu’ils font des moyens de lutte et de pression utilisés sur le terrain.

Le nouveau contrat social, signé entre le gouvernement, l’Utica et l’Ugtt, y fait certes référence en comportant, parmi ses cinq principaux axes, un axe intitulé «l’institutionnalisation du dialogue social tripartite».

L’institution d’un Conseil national du dialogue social aurait pu être, à coup sûr, une étape importante dans ce processus, un haut lieu de concertation, d’analyse et de propositions regroupant le gouvernement et les principales organisations représentatives des travailleurs et d’employeurs, en l’occurrence, non seulement l’Ugtt et l’Utica, mais également les autres organisations dotées d’une représentation suffisante dans des conditions à définir, de façon à conforter le pluralisme syndical, ainsi que rappelé par le Tribunal administratif ainsi que par divers organes de l’Organisation internationale du travail.

Or, malheureusement, le décret gouvernemental n° 2018-676 du 7 août 2018 relatif à la fixation du nombre des membres du Conseil national du dialogue social, mettant en application la loi n° 2017-54 du 24 juillet 2017, portant création du Conseil national du dialogue social, a constitué un recul par rapport à toutes les expériences de structures de dialogue social, y compris celles qui prévalaient sous l’ancien régime, à l’instar du Conseil économique et social, qui constituait —à coup sûr— un espace pluraliste relativement plus ouvert en matière de consultation, de discussion et d’expression sur les questions importantes relatives à la politique économique et sociale.

Pourtant, une relance du dialogue social est plus que jamais nécessaire de même qu’une révision substantielle du Code du travail en vue de définir, avec précision, les droits et devoirs des acteurs du dialogue social aux différents niveaux et de réaliser, en même temps, une adaptation des formes juridiques d’emploi aux exigences économiques de mobilité et de la révolution informatique entraînant une métamorphose technique de la prestation du travail et appelant à une adaptation des tâches et des compétences aux besoins mouvants du marché du travail et de l’entreprise.

Alors joignons les mains afin de relever cette Tunisie, trébuchante certes à ses premiers pas, mais, elle avancera, elle le fera, il suffirait d’avoir la volonté de réformer, de moderniser, d’optimiser la compétitivité et de se remettre sérieusement au travail !

*Président de la Conect

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