Par Mounir KCHAOU et Aymen BOUGHANMI *

La doxa médiatique, en Tunisie, a imposé un discours qui, a priori, donne un droit absolu à la contestation. C’est ainsi que des formes de contestation non autorisées par la loi, en Tunisie et ailleurs, comme les manifestations nocturnes, les sit-in, les grèves sans préavis, les blocages de routes, de sites de production, de bâtiments publics, les grèves de la faim ont été promus au rang de modes d’actions légitimes fondés sur un prétendu droit à la désobéissance civile.

Comble de l’histoire, cette fièvre contestataire semble avoir gagné le summum de l’Etat. En effet, des députés du Parlement se sont autorisés récemment, avec la complicité de certains médias qui leur ont fourni la couverture dont ils avaient besoin, d’organiser un sit-in pour réclamer le retrait de confiance à un tel ou tel adversaire politique, ou pour obtenir une condamnation officielle du président de l’ARP de tel ou tel agissement individuel. Pour ces députés contestataires, tous les moyens sont bons pour obtenir gain de cause et faire plier l’autre, lorsque l’on se trouve minoritaires et incapables de rallier d’autres députés à sa cause, quitte à verser dans l’exaction et le chantage et à offrir aux Tunisiens un spectacle affligeant.

Derrière cette affirmation abondamment ressassée de la lutte et du droit à la résistance pacifique, se cache, en fait, un sophisme dangereux qui met sur un pied d’égalité des formes de contestation d’intensité différenciée. Poussée à son extrême, cette logique impliquerait que la désobéissance civile, pour peu qu’elle garde une apparence de pacifisme, ne se distingue que marginalement des autres formes de contestation légales comme les grèves, les manifestations, les rassemblements, les communiqués, les pétitions, les recours en justice, etc.

La banalisation de ces formes de contestation extrêmes nous entraîne dans une spirale de violence et de situations inédites. En effet, l’on peut se demander : dès lors que l’on peut occuper une place publique ou un lieu névralgique de la ville pourquoi se contenter d’organiser une marche ? Pourquoi respecter les procédures qui organisent le droit de grève s’il est légitime de bloquer manu militari un site de production? Pourquoi respecter les règles de la délibération parlementaire lorsqu’on peut hurler dans un mégaphone? Dit brièvement : pourquoi délibérer si l’on a le droit d’imposer et d’arracher par la force ce que l’on souhaite avoir?

Il est vrai que la démocratie peut autoriser, dans certaines limites et pour certains cas, la désobéissance civile bien qu’elle soit contraire aux lois de tous les Etats de droit. Mais soyons clairs là-dessus,la désobéissance civile n’est pas un droit, car il y va de la pérennité de l’Etat, de la stabilité de son ordre juridique, de la paix et de la concorde civiles et de l’exercice d’une liberté qui peut entrer en conflit avec d’autres libertés. Dans une démocratie et un Etat de droit, aucun citoyen ne peut être gratifié du droit de se soustraire à la loi et de transgresser le droit. Cependant et contrairement aux régimes despotiques et autoritaires, les démocraties peuvent faire preuve de mansuétude et permettre à leurs citoyens d’enfreindre les lois, sous certaines conditions, pour défendre une cause que la législation en vigueur ne sert pas ou que la politique menée par leur gouvernement dessert totalement ou partiellement. Plus clairement par une telle action, on fait appel au sens de la justice d’une majorité de la communauté pour justifier le recours à des formes non-conventionnelles de contestation afin de défendre un droit moralement fondé  que la législation ne garantit pas. Mais entendons-nous bien là-dessus. Il s’agit bel et bien d’une action non violente qui défend des principes et non des intérêts particuliers  et qui ne peut être engagée qu’une fois que les voies de recours en démocratie, comme le vote, le pourvoi en justice, les arrangements politiques n’ont pas été à même de résoudre le problème.

Nous, Tunisiens, devrions peut-être nous rappeler que la démocratie est avant tout un pari sur la raison. Il s’agit d’une foi aux vertus du débat public inclusif et de la délibération démocratique qui sont les seules habilitées à faire émerger des solutions concertées à nos problèmes. Des solutions qui, à défaut d’être parfaites, demeurent tout de même raisonnables et consensuelles. Mais qui ne peuvent faire l’économie d’un réexamen critique et d’une réévaluation susceptibles de les améliorer et de mieux les adapter à notre réalité.

Vue ainsi, la démocratie suppose in fine une attitude d’humilité qui s’accommode mal de l’arrogance de toute parole qui prétend détenir  la vérité absolue. C’est pourquoi l’esprit de la démocratie est réfractaire à toute forme d’infaillibilisme et de perfectionnisme et c’est précisément pour cette raison qu’il tolère la contestation pacifique non légale des lois démocratiquement établies. Mais pour être effective, la jouissance de cette tolérance démocratique requiert le respect de la proportionnalité qui enjoint d’user de la forme de contestation adaptée au grief en question et d’avoir pour but de gagner l’opinion publique à la cause défendue et non pas d’imposer par la force la reconnaissance d’un droit ou d’un intérêt quelconque.

Malheureusement, le chantage politique semble en passe de devenir monnaie courante dans notre pays et l’instabilité sociale est en train de s’affubler des habits du droit. Outre l’effet de censure qu’il exerce sur  le débat public et la délibération démocratique, l’usage abusif de  ces formes non-conventionnelles de contestation entraîne leur banalisation. Chose dont attestent malheureusement les événements de ces derniers jours fort préjudiciables pour l’avenir de la démocratie dans notre pays. En effet, si le citoyen en vient à devenir habitué à la tenue presque quotidienne de sit-in et de grève de la faim, l’intensité politique, la charge émotionnelle et la force symbolique de ce type d’actions finiraient par être entièrement perdues. Et il ne restera quasiment plus de moyens pacifiques dont une démocratie peut faire usage pour résister aux éventuelles dérives autoritaires du pouvoir.

En démocratie, la désobéissance civile et les différentes formes non-conventionnelles de contestation représentent des moyens dissuasifs précieux pour protéger, dans les moments critiques, les valeurs démocratiques telles que la liberté d’expression et les libertés individuelles et collectives. Il serait vraiment dommage et contre-productif de ne pas en faire l’usage approprié et de les épuiser dans des batailles politiques ou sociales qui, de toute façon, ne peuvent être réglées que dans le cadre d’une délibération rationnelle.

* Enseignants universitaires respectivement au Doha Institute et à l’Université de Kairouan

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