Pour quand la relance économique ? | Hakim Ben Hammouda, Économiste et ancien ministre des Finances : «La loi de finances rectificative pour 2021 est plus qu’une urgence»

Alors que le pays s’embourbe  dans une crise politique inédite, l’économie s’enlise dans une récession sans précédent et la pauvreté gagne du terrain. Pourtant, l’heure est à la réflexion pour bâtir des lendemains meilleurs. N’est-il pas grand temps de préparer l’après-Covid? Il semble que, pour l’heure,  les acteurs de la scène politique, en s’embourbant dans  les guéguerres, ont choisi de reléguer les soucis des Tunisiens au énième plan. Et au moment où les initiatives pour sortir le pays de  la crise se multiplient, l’économiste et ancien ministre des Finances, Hakim Ben Hammouda, persiste et signe : il est nécessaire de refonder le contrat social en Tunisie. Dans cet entretien, il nous parle des répercussions de l’instabilité politique sur la situation économique ainsi que sur le processus de la relance.

La crise politique, que nous vivons en ce moment, ne sera-t-elle pas sans effet sur le processus de la relance ?

Toute instabilité et toute incertitude politique ont des effets sur l’économie et sur les politiques de relance. L’incertitude politique fait fuir les investisseurs, n’encourage pas les prises de risque économiques ainsi que l’arrivée des investisseurs étrangers et entrave les négociations et les accords avec les institutions internationales. Donc, toute instabilité politique a des effets négatifs sur la situation économique. Il faut impérativement sortir de cette instabilité et parvenir à une situation politique beaucoup plus stable. D’une manière générale, l’instabilité politique a des effets négatifs sur l’économie dans une situation normale, que dire alors si on est dans une situation de crise, particulièrement aussi aiguë que traverse la Tunisie et qui a besoin d’une plus grande stabilité, d’une vision et d’une réduction de l’incertitude afin que la relance et le sauvetage de l’économie démarrent véritablement.

Dans son communiqué, qui a été publié à l’issue d’une mission de suivi, le FMI appelle le gouvernement à construire un pacte social avec toutes les parties prenantes, y compris les partenaires sociaux. Considérez-vous que c’est la panacée pour faire sortir le pays de l’ornière?

Il est évident que, d’une manière générale, un accord social large sur la situation économique est très bénéfique pour la croissance dans la mesure où il réduit la possibilité des conflits sur les grands choix en matière de politiques économiques et particulièrement dans les périodes de crise. C’est quelque chose de très important. Moi, j’ai appelé, depuis plusieurs mois, à la nécessité de refonder le contrat social qui doit émaner  d’au-delà de la conception des institutions internationales du contrat social, qui le résume à une série de priorités macroéconomiques. Le contrat social est  beaucoup plus large. Dans ma conception,  c’est un ensemble d’institutions, de grands choix sociaux et politiques,  qui ne peuvent être limités  à des priorités macroéconomiques. Depuis l’Indépendance, la Tunisie avait ce que j’ai appelé le contrat social de la modernisation autoritaire dans lequel il y avait des projets économiques et sociaux et il y avait également un choix en matière de libertés. Ce contrat s’est essoufflé à partir du début du siècle. Toutes les difficultés de la Tunisie, qui ont émergé depuis le début des années 2000 et qui persistent jusqu’à aujourd’hui, sont relatives à la construction et la mise en place d’un nouveau contrat social.

Quelles sont les priorités de ce nouveau contrat social?    

Selon notre expérience  politique, le contrat social est décliné sur  quatre niveaux, à savoir  les niveaux politique, économique, social et des libertés. Au niveau politique, je pense que nous avons besoin, aujourd’hui, de parachever la transition démocratique et de réussir la mise en place des institutions politiques démocratiques. Nous avons franchi un pas important mais il reste encore quelques difficultés et la crise actuelle est, dans ce sens, significative. Je fais référence, ici,  aux difficultés que nous avons à mettre en place et à faire fonctionner  les institutions démocratiques. Au niveau économique, la principale priorité, c’est de sortir d’un modèle de développement basé sur les industries intensives en travail et d’avancer  sur la voie des industries intelligentes et des industries 4.0. Au niveau social, nous avons besoin de construire de nouvelles solidarités et de développer une nouvelle vision pour le secteur social, notamment en matière d’éducation et de santé. Les crises actuelles ont montré l’essoufflement des systèmes de santé et d’éducation qui sont  basés sur l’universalité d’accès. Je pense que nous avons besoin aujourd’hui de construire des systèmes qui répondent à des besoins  beaucoup plus différenciés. Ensuite, pour les libertés, je pense qu’il y a de nouvelles voix qui s’élèvent pour pousser vers l’ouverture de nouveaux horizons de libertés. Je pense qu’aujourd’hui la bataille des jeunes contre les effets répressifs de la loi 52 est un exemple de la volonté, particulièrement des jeunes,  de construire de nouvelles libertés, de nouvelles manières de vivre la liberté. Il faut être à l’écoute des jeunes et voir ce que la société peut, éventuellement, mettre en place pour exaucer ce désir de liberté.

Vous, en tant qu’observateur de la scène politique, pensez-vous que les parties prenantes peuvent parvenir à se mettre d’accord  par consensus sur un tel contrat social?

Avant de parler d’un accord sur un contrat social, il faut d’abord présenter des projets. Jusqu’à présent je n’ai pas vu de parti politique ou d’institution qui a présenté un projet de contrat social. Je pense qu’offrir au pays un nouveau projet est une responsabilité collective. Le gouvernement et les institutions de l’Etat ont, à cet égard,  un rôle à jouer  mais  il incombe aussi aux   partis politiques et à la société civile d’y contribuer. C’est un effort commun de longue haleine, mais il faut commencer véritablement à réfléchir à construire ce contrat et à le mettre en place.

Lors du vote de la L.F 2021, le gouvernement s’est engagé à élaborer une loi de finances complémentaire au mois de mars. Est-il urgent de se pencher, en ce moment, sur une LFC?   

Bien sûr. Plusieurs raisons expliquent la nécessité de revoir, très rapidement, la loi de finances 2021 et d’élaborer une loi rectificative (il ne s’agit pas de LFC). Il y a deux aspects qui justifient l’élaboration rapide et urgente d’une loi de finances rectificative. Premièrement, il y a  l’hypothèse sur laquelle a été établie la loi de finances 2021 et qui table sur  une sortie plus rapide de la pandémie. Or, il semble que la sortie sera plus longue, étant donné que la campagne de vaccination tarde à se mettre en place. Ce retard  va avoir un coût économique et se répercuter sur la situation économique. Je pense, également, qu’il faut revoir l’ensemble des hypothèses sur lesquelles la loi de finances 2021 a été établie, notamment l’hypothèse de croissance, du déficit public et d’autres hypothèses qui nous paraissent urgentes à revoir. Le deuxième facteur qui me paraît important est le décalage entre les réalisations et les  projections de croissance qui ont été faites lors de la préparation de la loi rectificative 2020 et  de la loi de finances 2021. Il y a un gap très important.

La loi de finances rectificative 2020 a été construite sur la base d’une récession de -7,2%, aujourd’hui la récession est autour de -8,8%. Cette différence est très importante, elle va avoir un poids énorme sur la situation économique du pays. La loi de finances rectificative pour l’année 2021  est plus qu’une urgence, c’est une obligation pour que nous puissions revoir un peu nos comptes, la dynamique économique et surtout revoir nos besoins de financement pour l’année en cours.

Vous avez évoqué la vaccination. On est toujours dans un contexte d’incertitude sur le plan épidémiologique. Le démarrage d’une campagne de vaccination permettra-t-il de donner plus de visibilité quant à l’évolution de la situation économique en Tunisie ?

Bien évidemment. Toute l’inquiétude réside, à mon sens,  dans le retard accusé dans la campagne de vaccination. La plupart des pays, y compris les pays voisins, ont commencé leurs campagnes de vaccination. Le Maroc est très avancé dans sa campagne, l’Algérie a également démarré la vaccination. Nous, non seulement, la campagne de vaccination  n’a pas encore démarré mais jusqu’à présent, nous ne disposons pas de calendrier. Ce qui constitue un échec très important du gouvernement dans la gestion de la pandémie. Je pense que ce retard  dans la vaccination va avoir un coût non seulement en matière de santé publique mais également en termes économique et social. Le démarrage de la campagne de  vaccination doit être une priorité. C’est la plus grande bataille, la priorité absolue du gouvernement. Et on ne voit pas, jusqu’à présent, les choses avancer de manière significative.  Nous connaissons, bien évidemment, les difficultés mais en même temps je pense qu’on peut faire plus et le gouvernement doit faire plus pour que cette campagne de vaccination ne soit pas en retard, y compris par rapport aux pays voisins.

Le plan quinquennal 2016-2020 touche à sa fin. A priori, jusque-là, il n’y a pas eu d’évaluation réalisée par les départements concernés. Et les lumières ne sont pas toujours braquées sur le prochain plan. Quelles devraient être les priorités du plan de développement pour les 5 prochaines années?

Je pense que le plan quinquennal est totalement anachronique. C’est une figure du passé que nous devons totalement abandonner en faveur de visions stratégiques. L’entêtement de l’administration tunisienne à s’accrocher à cette figure totalement dépassée est plus qu’inquiétant.  Cela témoigne  de son incapacité à avancer, à innover et à être au diapason de la réflexion économique au niveau mondial. D’ailleurs, l’absence de référence et d’évaluation du dernier plan quinquennal est assez significative et reflète  le caractère totalement dépassé de ces outils de réflexion stratégique ainsi que l’absence d’influence. Nous avons besoin d’une réflexion stratégique sur l’avenir de notre pays et cette réflexion ne peut plus être le plan quinquennal. Tous les pays ont développé des visions stratégiques sur une dizaine d’années. Des plans de ce genre existent partout, notamment  au Maroc, au Sénégal… Sur les plans stratégiques on met en place des budgets glissants sur trois ans, c’est la raison pour laquelle j’ai opéré, du temps où j’étais aux affaires, le changement au niveau de  la loi organique du budget pour le passage à un budget glissant de trois ans. C’est quelque chose d’essentiel. L’entêtement de nos autorités et de nos institutions  à s’accrocher à des figures dépassées de la réflexion économique et à des outils totalement dépassés ne fera que renforcer les difficultés du pays.

Laisser un commentaire