Entretien du lundi : Majdi Smiri, réalisateur de «l’Affaire 460» : «La fiction une initiation esthétique»

Un procès, une ville hors du temps et des géographies habituelles, une intrigue cousue de finesse et d’imaginaire, C’est l’univers de «l’Affaire 460». Pure création de son auteur et réalisateur Majdi Smiri, ce feuilleton de 17 épisodes, diffusé sur la chaîne Attessia à Ramadan, a subjugué par la beauté de ses images, et par une atmosphère inhabituellement calme pour un feuilleton tunisien..Tunisien? Peut-être au cas où une fiction œuvre se devait d’avoir un identifiant national obligatoire… Série froide pour saison chaude comme l’est toujours le ramadan cathodique, le pari était risqué, mais s’avère gagnant. Le dernier épisode laisse un goût persistant d’un glamour, un air de jazz, un tableau de Van Gogh et un soupçon d’ouverture sur une suite…C’est peut-être ce que nous révélera son réalisateur, ou cultivant un mystère naturel, nous le laissera t-il deviner. Entretien.


Après diffusion, comment avez-vous trouvé les retours du public?
Globalement très positif. Je pense même que les quelques critiques acerbes ont été faites par ceux qui n’ont pas vu la série, et qui ont eu un a priori, et je les invite à la regarder. Mais les critiques sont toujours constructives, donc positives.

Certains ont eu un problème à s’y identifier, et vous ont reproché de présenter un univers qui “ne nous ressemble pas”
Je pense qu’il est temps de considérer les fictions pour ce qu’elles sont. Les Tunisiens sont ouverts 11 mois par an sur toutes les séries du monde entier : américaines, égyptiennes, turques, coréennes, y cherchent-ils une identification ? Je considère que c’est une ère d’ouverture, l’image se mondialise et il faut habituer le regard du spectateur à des esthétiques nouvelles. C’est une sorte d’éducation du regard que je trouve nécessaire et urgente. Mais comme chaque innovation, l’idée mettra du temps à faire son chemin.

Vous comprenez la spécificité du moment “Ramadan” par rapport aux attentes des téléspectateurs ?
Oui c’est une démarche possible, adapter une idée aux attentes d’un public, mais j’ai choisi un autre chemin, celui de faire rêver, ce n’est pas la solution de facilité mais ça répond également à un besoin d’évasion, de coupure avec une réalité assez tendue. À défaut de répondre à un besoin, j’ai préféré créer un désir pour quelque chose de différent, et ça a marché.

Comment identifiez-vous cet objet télévisuel «Affaire 460»?
Je ne vois aucune nécessité à l’identifier. C’est une fiction qui se passe dans un cadre spatio temporel flou mais reconnaissable avec plusieurs langues, de références culturelles diverses, Flaubert et Akkad dans la même bibliothèque sur fond de Duke Ellington ou de Jawhar Basti. C’est un conte de fées, de magiciens, de faussaires et de juges corrompus qui ne se passe nulle part ailleurs que dans nos imaginaires à chacun.

Racontez-nous la naissance de ce projet.
À la base, c’est un projet écrit pour une série américaine qui se passe dans la Californie en 2020 ! Il a migré d’abord en Egypte où l’inspiration du moment (politique) m’a conduit à l’univers des années de règne du roi Farouk (1936-1952). Puis j’ai pensé que c’est le moment idéal pour un retour à Tunis après deux ans d’absence. La chaîne Attessia a accueilli le projet et Propaganda en producteur exécutif a répondu présent.  On s’est donc lancé dans l’aventure avec peu de temps, mais beaucoup d’optimisme et de motivation.

Où avez-vous puisé l’inspiration pour ce projet?
Pour mon écriture je me suis inspiré de certaines séries comme de “How to get away with murder” de Peter Nowalk , un chef-d’œuvre en matière d’intrigue ou de “This is us “de Dan Fogelman qui dégage une grande sensibilité et une écriture très fine. Mais je dois avouer que la musique a une grande part dans mon inspiration. Cette époque était l’âge d’or du jazz et c’est un tournant culturel majeur. C’est en essayant de comprendre cette musique que l’époque s ‘est imposée à moi. Le jazz et le swing des années 40 ont libéré tous les arts et modifié la pensée de ces années, et ça a certainement influencé la Grande Histoire et les histoires personnelles.

Comment avez-vous procédé pour recréer cette époque ?
Je me suis converti à la recherche historique tout simplement, j’ai procédé en cherchant détail par détail pour restituer les ambiances, les costumes, les rituels, les enterrements. Chaque scène était écrite en prenant compte de ces repères-là. La réalisation de ce genre de projet requiert une exactitude, non pas documentaire, mais émotionnelle et esthétique et le résultat est le fruit d’un formidable travail d’équipe.

Que répondez-vous à l’accusation de copier “Peaky Blinders”?
C’était amusant de voir ce genre de critiques, qui malheureusement révèlent deux choses : une culture visuelle réduite et le fait de critiquer une œuvre avant de la voir. Quiconque ayant vu les deux séries sait que ce sont des univers très éloignés. Le seul point de ressemblance, ce sont les costumes des années 40, que l’on retrouve naturellement dans toutes les fictions traitant de cette époque, à titre d’exemple “Boardwalk Empire”, “Bridge of Spies “ou ”The Halcyon”… Donc c’est une critique qui ne m’a pas beaucoup touché. Je reste plus ouvert et beaucoup plus attentif aux critiques constructives et bienveillantes moins superficielles.

Quelle place la musique occupe-t-elle dans «l’Affaire 460» ?
La musique occupe une grande place dans ma vie, je suis essentiellement un danseur et un musicien. La musique est mon ADN et il est inimaginable que je puisse écrire ou vivre sans musique. Elle est au cœur même de mon écriture qui a un rythme musical. J’ai choisi chaque morceau pour un moment précis de la série, et ceci n’a rien d’anodin. Chaque chanson éclaire l’intrigue et dit sa part de fiction, c’est un personnage parmi les autres, peut-être même un des plus importants, elle est polyphonique, universelle apporte sa part de Brel de Fitzgerald ou de Jawhar Basti ou de folklore irlandais comme Danny Boy.. C’est l‘esprit de” l’affaire 460”.

Vous écrivez vous-même vos scénarios. Souffrez-vous comme beaucoup d’autres réalisateurs d’un manque de scénaristes ou est-ce un choix de faire de la “série télé d’auteur” ?
Je suis dans une phase où l’écriture fait partie du processus créatif. J’écris mes scénarios plus par choix que par nécessité. J’ai vécu des expériences de co-écriture où j’ai pu déléguer une idée à des scénaristes excellents par ailleurs mais pour le moment, je me retrouve plus efficace dans ce processus de «fiction d’auteur». J’écris en visualisant les images, en séquences sans une trame préalablement fixée. Il y a dans l’écriture un vrai désir de rencontrer et de se laisser guider par les personnages que l’on invente. C’est une piste créative qui me va pour le moment, en y appliquant bien sûr les techniques d‘écriture pour développer les intrigues et resserrer les nœuds du drame.

Parlez-nous un peu de ce casting, là aussi vous avez joué l’universalité en prenant quelques risques ?
L’universalité était un objectif à atteindre justement. L’Affaire 460 est un micromonde où on retrouve des personnages de tous bords, de toutes les couleurs parlant plusieurs langues. On retrouve également de jeunes acteurs dont, pour certains, c’est la première expérience comme pour Sahar Abdelatif, avec des acteurs confirmés comme Nejib Belkadhi, Nadia Boussetta, Sondoss Belhassan,Mohamed Griaa ou Moez Mrabet. Mais c’est une “Tour de Babel” où tous sont différents, mais tous se comprennent ; et parlent une langue commune, celle des émotions humaines qui se conjuguent à l’anglais au français, en italien ou  en tunisien. Ce qui a fait le lien c’est essentiellement la direction d’acteurs où j’ai essayé d’inspirer une tonalité cohérente, calme qui peut paraître froide par moments mais qui révèle la profondeur des sentiments.

Comme pour votre précédente série «Boulice», le générique de fin, c’est notre hymne national tunisien, que dites-vous à travers ce morceau en particulier ?
C’est peut-être le message le moins ambigu. Cet hymne national, dans sa version rajeunie, est une façon de dédier tout ce que j’ai fait, tout ce que je suis à ce pays. Ca pourrait être une façon de dire que tout se passe aussi dans ce pays qui nous habite chacun, de le remercier et de lui rendre hommage.
Ceux qui cherchent une identification pourraient y voir que c’est l’universel qui ressemble au Tunisien, et réciproquement… La réponse se trouvera peut-être dans une saison 2, ou quelque part dans nos imaginaires.

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